Bernard Bruneteau, Professeur de science politique à l'université de Rennes 1 et spécialiste de l'idée européenne, vient de publier "Combattre l'Europe de Lénine à Marine Le Pen" (CNRS). Nous avons souhaité faire un tour d'horizon avec lui sur différentes questions dans l'optique des prochaines élections européennes.
L’euroscepticisme est une notion en vogue dans les médias et le monde politique. Vous notez cependant dans votre livre que ce terme est vivement critiqué en sciences sociales. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Il ne faut pas les exagérer car des chercheurs la considèrent opérationnelle à condition d'établir des variantes et gradations : euroscepticisme hard et soft chez Paul Taggart, euroscepticisme de nature utilitariste, politique, identitaire pour Cécile Leconte.
Vous rapportez dans votre ouvrage qu’on observe une corrélation entre le rejet de la politique et le rejet de l’UE. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Les études d'opinion montrent en effet cette corrélation : le rejet de l'UE prolonge le rejet des partis, du parlement, de la politique, des élites dans les cadres nationaux. On peut comprendre ce glissement dans la mesure où la politique de l'UE est jugée incompréhensible, lointaine, élitaire. Cela peut apparaître contradictoire avec l'accusation portée contre la nature non-élective de certaines institutions européennes (Commission, Cour de justice), considérées justement comme pas assez « politiques ».
Vous dites dans votre livre que « sans nier la validité » de certains constats sur les lacunes démocratiques de l’UE, le « soupçon porté sur l’esprit démocratique de l’Europe est injuste ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
L 'accusation de « déficit démocratique » pointe surtout l'Europe de la méthode Monnet, « technocratique » des années 50/70. Cette accusation apparaît injuste au regard des efforts et progrès de démocratisation des institutions depuis les années 1980 : ascension du Parlement européen jusqu'à la co-législation, référendums, citoyenneté et médiateur européens, comité des régions, charte des droits fondamentaux, initiative citoyenne européenne... Mais cette accusation doit se comprendre au regard de l'opposition souvent faite entre deux principes démocratiques : celui fondé sur la souveraineté et la participation réelle du peuple en majesté et celui – libéral - fondé sur la fragmentation des pouvoirs, la négociation avec les groupes de la société civile et la norme surplombante du droit.
L’AFD, en Allemagne, présenté comme un parti neo-nazi a fait une percée électorale en Allemagne. D'où vient exactement ce parti ?
Alternativ für Deutschland exprime d'abord une hostilité à l'euro et à la nature trop contributive de l'Allemagne au sein de l'UE. Avant d'annexer des positions plus populistes et xénophobes (en rapport avec l'arrivée massive de migrants), ce parti illustre la montée d'un souverainisme allemand, inévitable vingt ans après la réunification et la « normalisation » de l'Allemagne. Son euroscepticisme brise néanmoins un tabou dans la mesure où l'européisme est constitutionnel depuis la Loi fondamentale de 1949.
L’opposition à l’UE touche également des pays prospères comme les pays scandinaves. Comment expliquez-vous cela ?
Le rejet de l'UE dans des pays aussi prospères que le Danemark, la Norvège ou la Suède a quelque chose à voir avec le « populisme patrimonial » évoqué par le politologue Dominique Reynié, à savoir la défense d'un mode de vie et d'une culture menacés par le multiculturalisme supposé encouragé par l'UE (le thème de l' « Eurabia »).
Y-a-t-il en France une forme d’incompréhension nourrissant l’hostilité à l’UE du fait de l’absence d’une culture du compromis ?
Il va sans dire que nous vivons toujours la politique en France sous l'ombre de la Révolution française ! Affrontement gauche/droite, guerre civile verbale, idéalisation du Peuple juge et contrôleur, méfiance envers les « lobbies » diviseurs... Loin de la « démocratie pluraliste » de l'UE faite de négociations et de compromis, de références au droit, de « société civile », de consensus...
On a observé en Italie un rapprochement entre les deux mouvements populistes, a priori de deux extrêmes opposés. Un tel phénomène serait-il possible en France ?
Ce rapprochement apparaît difficile, entre France insoumise et Rassemblement national (ex FN) dans la mesure où ces formations s'enracinent dans des cultures politiques différentes et opposées (internationalisme/nationalisme). Leurs visions, et donc leurs critiques, de l'Europe sont ainsi différentes. Même si la rhétorique de Mélenchon emprunte de plus en plus au registre souverainiste (il préfère dire « indépendantiste » !).
Comment le FN a-t-il évolué sur la question européenne ? Vous expliquez dans votre livre qu'il était au début plutôt favorable à l'Europe, notamment par anti-communisme.
La thématique anti-européenne s'est surtout installée au FN à partir des années 1990, couplée avec l'anti-mondialisme. On parle alors de l' « euro-mondialisme ». Ce thème est aussi une opportunité d'occuper un espace politique au moment où la droite néo-gaulliste se rallie complètement à l'européisme et où le PCF, jusque-là violemment europhobe, devient « euroconstructif ».
Quels sont les enjeux des prochaines élections européennes selon vous ? Peut-on assister à l’émergence d’une majorité europhobe ?
Au train où vont les choses, une majorité hostile à l'Europe peut se dégager en 2019. Preuve que la démocratie européenne fonctionne ! Mais cette majorité sera composée de formations très différentes, certaines relevant de l'extrême droite islamophobe, d'autres du nationalisme souverainiste, d'autres encore du populisme patrimonial, d'autres enfin animées par des objectifs simplement utilitaristes (payer moins, obtenir plus). Cette majorité hypothétique sera fragmentée et incapable d'alliances pour constituer un groupe uni et cohérent. L'UE devrait donc survivre.
Propos recueillis par Kevin Alleno