Le peu d’intérêt concernant le parcours d’Albert Thomas est à bien des égards surprenant. C’est en effet un acteur important d’une période charnière sur le plan de l’évolution des idées, et un témoin clef de son époque.
Un parcours scolaire brillant
Albert Thomas est issu d’un milieu populaire. Il se distingue dès son plus jeune âge par des études brillantes qui le conduisent à être reçu premier de l’école normale supérieure en 1899. Il voyage par la suite en Allemagne, Asie mineure, Grèce, Turquie. A son retour en France, agrégé d’histoire, il rejoint l’enseignement et publie plusieurs ouvrages. Il rédige de nombreux articles dont certains pour le quotidien l’Humanité fondé par Jean Jaurès.
Militant syndicaliste, et coopérateur, il débute sa carrière politique comme conseiller municipal de Champigny, sa ville d’origine. Il en est maire de 1912 à 1921. Il est aussi député de la Seine en 1910 et réélu en 1914. Il est député du Tarn (circonscription de Jean Jaurès) de 1919 à 1921 avant d’être élu premier président du Bureau International du Travail de 1921 jusqu’à sa mort en 1932.
Ministre de l’armement pendant la 1ère guerre mondiale
Il rejoint en mai 1915 au gouvernement ses deux coreligionnaires socialistes, Marcel Sembat et Jules Guesde, au poste à la fois stratégique et symbolique de sous-secrétaire d’État puis ensuite de ministre de l’Armement. Entouré d’une équipe d’intellectuels socialistes, il travaille dans le cadre de « l’union sacrée » à fournir l’armement et les obus. Il montre alors toutes ses capacités de gestionnaire, notamment des établissements d’Etat ; mais aussi de négociateur entre syndicats et patronat privé. La tâche est rude. Du fait que nul n’avait envisagé une guerre longue, l’outil de production est sous dimensionné. Les capacités ne suffisent pas, au moins dans un premier temps, à assurer des livraisons d’armes qui soient au niveau de celles de l’ennemi.
Malgré la situation difficile, les inégalités sociales et les conditions de vie ne sont pas absentes des préoccupations d’Albert Thomas. Un comité du travail féminin veillera jusqu’en 1917 à l’organisation du travail des femmes. Une série de réglementation verra le jour visant notamment à protéger les jeunes mères. Des salaires décents et égaux entre salariés civils et ceux mobilisés sont attribués. Même si les salaires féminins sont largement en dessous de ceux des hommes, l’écart est réduit de 50% à 25%. Une série de mesures prises constitue les prémices de la loi sur la médecine du travail, des conventions collectives, de la réglementation sur le repos périodique des ouvriers, de l’aide au logement,…
Le mouvement ouvrier et socialiste se divise de plus en plus sur la question de la poursuite de soutien à la Défense nationale. Albert Thomas incarne lui, le jusqu’auboutisme des socialistes engagés dont l’action quotidienne est tournée entièrement vers la victoire. Il se positionne également comme antibolchevique « un régime de massacre et de violences ».
Par loyauté vis à vis du parti, Albert Thomas quitte le gouvernement en septembre 1917. Il ne fera pas partie du gouvernement de Clemenceau, ne recueillant pas ainsi la gloire d’avoir été un des grands vainqueurs de la guerre.
Devenu de plus en plus isolé et affaibli politiquement , il démissionne de ses fonctions municipales à Champigny en plein conseil. Sa carrière se tourne alors vers une autre mission.
Premier directeur du Bureau International du Travail
Albert Thomas participe à la Conférence de la Paix, en 1918, et à l’élaboration des clauses sur l’Organisation du travail, la partie XIII du Traité de Versailles. Celle-ci prévoit la création d’un Bureau International du Travail. C’est en novembre 1919 lors de la Conférence de Washington qu’Albert Thomas est désigné pour le poste de premier directeur du BIT.
Il organise le BIT dont le siège est à Genève et en fait une institution internationale. Son but est d’obtenir une vision complète de la situation économique et sociale de la classe ouvrière à travers le monde. L’objectif est également, avec des conventions et des recommandations internationales, d’améliorer la condition ouvrière par la législation sociale.
Les difficultés pour faire adopter les ratifications par les différents pays nécessitent de nombreux déplacements. Albert Thomas déploie une immense énergie pour faire du BIT un instrument efficace de solidarité effective entre les peuples et d’espérance pour de meilleures conditions de travail. Il se bat notamment pour la journée de 8 heures profitable à tous.
Son action visionnaire est alors aussi tournée vers une solidarité européenne par la volonté de construire des infrastructures transnationales (réseau électrique, transport) préalable à une dynamique économique européenne visant à lutter contre le chômage.
Albert Thomas est décédé brutalement en mai 1932 dans un restaurant proche de la gare Saint Lazare de maladie et d’épuisement.
La volonté d’Albert Thomas de diffuser du socialisme partout où il était possible, est la marque de la « vielle maison » dont Léon Blum reprendra l’héritage à l’issue du congrès de Tours. A l’heure où nos actions et nôtre identité sont toujours mises en jeu au sein de la gauche, l’expérience de socialiste de gouvernement d’Albert Thomas, et son action réformiste et internationale au sein du BIT doivent nous interroger aujourd’hui sur notre efficacité à faire progresser les valeurs sociales, et humanistes que nous voulons défendre.
Jean-Louis MILÈS
Pour aller plus loin :
Adeline Blaszkiewicz-Maison, Albert Thomas Le socialisme en guerre 1914-1918, Presses universitaires de Rennes
Denis Guérin Euryopa, Albert Thomas au BIT 1920-1932 : De l’internationalisme à l’Europe, Institut européen de l’Université de Genève
EN COMPLÉMENT :
→ Albert Thomas et l’échec d’une social-démocratie « à la française » (1899-1914), par Emmanuel Jousse pour la revue l'Ena hors les murs, mai 2008
→ Albert Thomas, figure du socialisme réformiste, note d'Adeline Blaszkiewicz-Maison pour la fondation Jean Jaurès, 25 février 2016