Nous observons aujourd'hui un retour de discours racistes et même d'une véritable « tenaille identitaire » - qui en tentant de réhabiliter le concept de race, qui en assignant chacun à son identité ethnique, autrement dit en réduisant une personne à sa couleur de peau, qui en célébrant une prétendue pureté de sang. Se pencher sur le parcours de Léopold Sédar Senghor apparaît dès lors comme une démarche salvatrice. Penseur du métissage, du pont entre les peuples, entre les continents, le poète-président sénégalais a toujours cherché à lier les humains, à mettre en avant ce qui les lie plutôt que ce qui les sépare.
1er agrégé africain de grammaire
Né en 1906 au Sénégal, Léopold Sédar Senghor se distingue par sa culture et son intelligence. Issu d'une famille catholique aisée, il poursuit ses études en métropole après l'obtention du baccalauréat à Dakar. Élève au célèbre lycée Louis Le Grand, il a comme camarade de classe un certain Georges Pompidou avec qui il milite au sein du groupe des étudiants...socialistes. Il décroche en 1935 l'agrégation de grammaire. Il est le premier africain à l'avoir obtenu. Après ses premières affectations comme enseignant, il est mobilisé dans l'armée pendant la guerre et sera fait prisonnier pendant 2 ans avant de s'engager dans la résistance. Au lendemain de la guerre, Senghor devient député du Sénégal ainsi que le gendre d'un autre illustre socialiste : Félix Éboué. Il prend alors ses distances avec la SFIO puisque son groupe de parlementaires africains s'apparente au MRP sous la IVème République.
Le défenseur de l'Eurafrique
Partisan d'Aristide Briand dans sa jeunesse, fervent européen, Senghor va militer tout au long de la IVème République afin que la construction européenne ne se fasse pas sans les territoires ultramarins. C'est à ce moment qu'il utilise le concept d'Eurafrique. Contemporain de la colonisation, la philosophie de ce concept varie selon son utilisateur. Tour à tour vu comme un moyen de bâtir une Europe susceptible de rivaliser avec les puissances-continents ou comme moyen pour certains milieux coloniaux de maintenir l'Empire, l'Eurafrique est pour Senghor un outil destiné à lier dans un projet humaniste des peuples au passé commun ayant « une convergence nécessaire d’intérêts politiques et économiques pour l’avenir ». Car pour Senghor « défendre l'Europe, c'est défendre l'Humanité ». Son projet s'inscrira au début dans le cadre de la colonisation et consistera à intégrer les territoires d'Outre-mer, c'est à dire les colonies principalement, à la construction européenne. Son action débouchera à cet égard sur des réalisations concrètes puisqu'ils seront intégrés aux différents traités et que des députés africains, dont lui-même, participeront aux travaux de l'Assemblée consultative européenne à Strasbourg. Senghor impressionne alors ses homologues européens par son éloquence et sa ferveur européenne. Par la suite, son projet d'Eurafrique évoluera en une association d'une fédération des pays européens et d'une fédération de pays africains. La décolonisation et le tour qu'elle prit ne lui permit pas de développer et de préciser cette conception.
Premier président du Sénégal
Après une tentative avortée de fédération du Mali comprenant le Sénégal et le Mali actuels, Léopold Sédar Senghor s'impose comme président du Sénégal. Modéré et éloigné du marxisme, il défend une « voie africaine du socialisme ». Il apparaît aussi comme l'anti Houphouët-Boigny, le président ivoirien, qui lui reproche de ne pas être assez africain. Il est vrai que celui qui défendit ardemment la « Négritude » en compagnie d'Aimé Césaire en France, se plaît à citer les références de l'Antiquité greco-latine en Afrique. Ce qui ne plaît pas à tout le monde. Mais s'il apparaît comme l'anti Houphouët-Boigny c'est aussi en raison de sa conception du pouvoir. Il a connu, il est vrai, une phrase autoritaire vis à vis de son opposition avant de libéraliser son régime dès 1970. Les observateurs s'accordent cependant à dire que le Sénégal doit sa stabilité politique à l'action de Senghor. Mais tandis que Félix Houphouët-Boigny pensait qu'un chef devait le rester jusqu'à sa mort, Senghor renonça de lui-même au pouvoir en décembre 1980, faisant alors du Sénégal l'un des rares exemples africains de transmission pacifique du pouvoir.
Défenseur de la Francophonie
Poète accompli, Senghor fut aussi un fervent défenseur de la francophonie, poursuivant d'une certaine manière son combat eurafricain. Il en fût même l'un des précurseurs avec le président nigérien Hamadi Diori notamment. La Francophonie a toujours trouvé ses meilleurs défenseurs en dehors de France, les Français la défendant si mal. Le franglais d'Emmanuel Macron aujourd'hui constituant à cet égard un cas pathologique.
Poète talentueux, francophone convaincu, c'est tout naturellement qu'il fut nommé en 1983 à l'Académie française. Premier africain agrégé de grammaire française, il boucla la boucle en étant le premier africain académicien. Il continua d'y défendre, ainsi que dans d'autres enceintes, une vision de la francophonie où le dialogue des cultures, des hommes et des femmes, est centrale.
Alors que la France avait apprêté un avion spécial pour les funérailles d'Houphouët-Boigny en 1994, il est décevant que les plus hautes autorités de l'État n'aient pas daignées se déplacer à ses obsèques en 2001. Né au Sénégal, mort en Normandie, chantre de la « Négritude », défenseur de l'Eurafrique puis de la Francophonie, Senghor aura toute sa vie durant tenté de bâtir un pont entre les peuples, entre les civilisations en célébrant le métissage et en cultivant l'altérité. Comme le dit François Gaulme, citant d'ailleurs Senghor : « Prisonnier des Allemands pendant la Seconde guerre mondiale, il avait tiré la même leçon de « la défaite de la France et de l’Occident en 1940 » que de futurs fondateurs de l’Union européenne. Il avait pu juger directement, en « intellectuel nègre » mais aussi en soldat français vaincu, des effets « de la haine de la raison et [du] culte du Sang ». »
En complément :
→ Portrait et discours de Léopold Sédar Senghor à l'Académie française
→ A l’aube de la francophonie : Senghor et l’idée d’Eurafrique, Catherine Atlan, Centre d’Etudes des Mondes Africains / Université de Provence, Cercle Richelieu Senghor