Ancien collaborateur d'Hubert Védrine, biographe de Robert Kennedy, Guillaume Gonin nous livre son analyse sur la politique étrangère de Joe Biden et les relations européo-américaines.
Hubert Védrine observe, à la lecture des mémoires de Barack Obama, que l’ancien président américain y parle peu de l’Europe, signe du désintérêt des Américains pour le vieux continent. Partagez-vous ce constat ?
Oui, mais ce n’est pas une surprise. La lente dérive des continents géopolitiques ne produit que relativement peu d’évènements brefs et brutaux, qui permettent de démarquer nettement telle ou telle période, telle ou telle politique. On pense aux chocs pétroliers, à la chute de l’URSS, au 11 septembre 2001, à la crise financière, aux printemps arabes … Le « shift » américain de l’Europe à l’Asie est surtout la réponse des Etats-Unis à la montée en puissance de la Chine, à son affirmation comme géant économique et commercial. Et, maintenant, à son ambition politique et stratégique. Barack Obama, dont le parcours personnel l’orientait naturellement vers l’Asie, avait opéré ce changement de paradigme. Donald Trump, à sa manière brouillonne et vulgaire, l’avait prolongé. Et bien que Joe Biden prenne soin de rassurer ses alliés, notamment européens, et bien que la politique de Poutine mobilise les Etats-Unis aux franges du Vieux Continent, l’Europe n’est plus un enjeu central de la politique étrangère américaine, comme aux temps de la Guerre froide, où le rideau de fer cristallisait les tensions, l’épicentre potentiel d’un conflit mondial nucléarisé.
On a l’impression en voyant la réaction des dirigeants européens à l’élection de Joe Biden, non seulement d’un grand soulagement partagé par beaucoup, mais aussi qu’ils se disent que l’Amérique est revenue à la normale et que les Européens peuvent continuer à bénéficier du parapluie américain rendant inutile la recherche de l’autonomie stratégique au niveau de l’UE. La nouvelle administration américaine va-t-elle être dans cet état d’esprit ?
L’administration Biden cultive ce sentiment rassurant, claironnant volontiers un « America is back » sauce démocrate après les errances et les ravages de l’administration Trump. Mais, entretemps, les Européens ont pris conscience des limites de la protection américaine. Donc, bien que Joe Biden se replace quelque peu en « chef du monde libre », comme on l’a vu ces derniers jours autour du climat, les Européens ont pris conscience des périls à se ranger aveuglément derrière l’ancienne hyperpuissance. Et puis, les Etats-Unis ont également intérêt à ce que l’Europe « puissance » émerge, à pouvoir compter sur un partenaire fiable outre-Atlantique, tant dans la lutte contre la pandémie, mais aussi face au terrorisme, au dérèglement climatique, aux régulations financières face aux potentielles crises économiques. Un allié européen plus fort, plus soudé, permettra aussi aux Etats-Unis de pouvoir consacrer plus de moyen ailleurs, et notamment en Asie. Depuis l’élection de Joe Biden, nous assistons donc à des retrouvailles entre Etats-Unis et Europe aux intérêts bien calculés.
Quelle est la perception de la France par la nouvelle administration Biden ?
En nommant Antony Blinken au poste de Secretary of State, ministre des Affaires étrangères, Joe Biden a-t-il adressé un clin d’œil à la France, patrie à laquelle il devrait son « middle name », Robinette ? Aux Européens, en tout cas, sans doute. Reste que Blinken a passé une partie de sa vie en France, notamment au lycée. Parfaitement francophile, il revendique son affinité avec la France, dont il en connaît les acteurs politiques, les journalistes, les intellectuels. Sa nomination à la tête de la diplomatie américaine s’inscrit donc à merveille avec la volonté de rassurer l’Europe et notamment la France, qui a souffert des à-coups de Trump et ses sbires. Aussi, Joe Biden sait qu’avec Emmanuel Macron il dispose d’un allié volontaire, atlantiste et multilatéraliste, avec qui il partage des convictions, malgré le gap générationnel. Mais, plus que la relation franco-américaine, qui compte infiniment plus aux yeux français qu’américains, Bidencompte sur la France comme relai au sein de l’Union européenne, particulièrement une fois le Brexit acté et Angela Merkel retirée du pouvoir.
Quelle politique étrangère conduira Joe Biden ? Dans quelle tradition s’inscrit-il ?
Dans un premier temps, Joe Biden s’inscrit dans la tradition de politique étrangère de tout président démocrate nouvellement élu, surtout dans le cadre d’une alternance : il panse les plaies, rassure les alliés, professe sa foi dans les valeurs universelles, les droits de l’homme. Tout président démocrate s’y plie depuis Jimmy Carter, qui a fixé la norme. Le retour de la diplomatie des valeurs, donc, du moins dans les mots. Et les actes ? Nous verrons. Pour le moment, nous avons assisté à un bras de fer musclé avec la Russie, plus feutré mais non moins tendu avec la Chine. Dans le même temps, Joe Biden a réintégré les Etats-Unis dans les instances internationales, de l’OMS aux accords de Paris, et veut prendre le leadership sur la lutte contre le dérèglement climatique avant la COP26. Pour quels résultats ? Pour l’instant, le président américain a le vent en poupe, il bénéficie à la fois du soulagement du départ de Trump, d’une relative surprise collective face à son dynamisme bienvenu, à l’image de sa gestion de la pandémie sur le territoire national et de la relance, mais aussi de la qualité de ses nominations, à l’image d’Antony Blinken. Reste à savoir si, comme Barack Obama, ses mains seront régulièrement liées par les midterms ou la situation internationale. Ou s’il continuera à bénéficier d’un climat favorable – à condition de ne pas céder à l’hubris souvent destiné aux présidents américains ambitieux.
Propos recueillis par Kevin Alleno
SOMMAIRE :
EN COMPLÉMENT :
→ Quelle stratégie pour Biden derrière ses déclarations musclées envers Poutine et la Chine?, Guillaume Gonin, Le Huffington Post, 23 mars 2021
→ Robert Kennedy : L’espoir brisé, Entretien avec Guillaume Gonin, Le Rappel du Morbihan, Juin 2018