Nous vivons un « moment Mélenchon » comme le disent les médias. Faut-il en être surpris ? Cela avait été, pourtant, déjà le cas en 2012 dans les dernières semaines de la campagne. Il est vrai, à un niveau moindre, 14-15 % des intentions de vote, avant un résultat final moindre. Mais le niveau, aujourd’hui, est plus haut, 18-19 %. Il crée une incertitude sur les qualifications au second tour.
On en voit les causes clairement. Pourquoi la France ne connaîtrait-elle pas les mêmes phénomènes qui se produisent, parallèlement dans les pays d’Europe du Sud, l’Espagne avec Podemos, l’Italie avec le mouvement « Cinq étoiles », la Grèce avec Syriza, le Portugal également ? Notre privilège, si l’on peut dire, est que nous éprouvons aussi une poussée forte de l’extrême droite. Il y a un terrain commun à tout cela, les fractures de nos sociétés, avec des inégalités trop fortes, sociales, culturelles, territoriales, avec des politiques qui ne paraissent pas avoir suffisamment de prise sur le réel et une colère contre la corruption, les « affaires », qui trahit un monde fait de connivences et de mépris de la loi commune. On ne dira jamais assez, de ce point de vue, le mal fait par François Fillon qui, par son attitude, a corroboré l’extrême défiance actuelle dans l’opinion vis-à-vis de la politique. La division des socialistes et leurs incertitudes, en France mais également en Espagne, a laissé place à une nouvelle offre politique, à gauche, qui reconstitue à gauche un néo-communisme, et crée un centre, avec le mouvement En Marche .
Jean-Luc Mélenchon n’est donc pas là par un concours de circonstances. Il est temps de considérer avec sérieux ce qu’il propose et ce qu’il représente. Cette préoccupation est un peu trop tardive. Car les cartes sont sur la table depuis longtemps. Le programme de la « France insoumise », L’avenir en commun, est disponible depuis la fin de l’année 2016. Les essais, théorisant son positionnement, L’Ere du Peuple, Le Hareng de Bismark, Qu’ils s’en aillent tous, etc. depuis plus longtemps. Et peu ont mené des critiques argumentées prenant la peine de lire les textes. Henri Weber a été bien seul, chez les socialistes, pour mener cette confrontation.
Il est dit, souvent, que Jean-Luc Mélenchon propose une « rupture », comme François Mitterrand en 1981. Il est vrai que le président socialiste fait partie de son panthéon revendiqué. Et l’on peut, effectivement, retrouver, les éléments du Programme commun de gouvernement de 1972 et des « 110 propositions » de 1981 : nationalisations, planifications, autogestion sont des termes que l’on retrouve, peu ou prou, en écho dans la structure du programme. Il parle plutôt, cependant, aujourd’hui, de « pôles publics » et de « réquisitions d’entreprise », de « planification écologique », de « démocratie citoyenne ». Mais, en fait, ce qui est avancé est beaucoup plus brutal que ce qui était pensé dans les années 1970 et mis en œuvre en 1981. D’abord par la hausse massive de la dépense publique, au total environ 200 milliards d’euros. Alors que la « relance » de 1981 était d’un montant inférieur à celle pratiquée par Jacques Chirac en 1975… L’accroissement de la fiscalité n’a pas non plus de mesure commune (environ 85 milliards d’impôts nouveaux) avec celle de 1981. Et, surtout, François Mitterrand, et cela avant le dit « tournant » de 1983, était profondément européen. Il avait même joué de sa possible démission, en 1973, pour contraindre son parti, en pleine période du programme commun, à poursuivre la construction européenne. Or, là, avec Jean-Luc Mélenchon, il s’agit bien, comme le souligne justement Benoît Hamon, de sortir effectivement de l’Europe. Car vouloir mettre dans la négociation avec l’Allemagne et la plupart des autres pays européens la fin de l’indépendance de la Banque Centrale européenne, c’est vouloir dire simplement qu’il n’y aura pas de négociations sérieuses… Et ne parlons pas de la politique étrangère, qui, après 1981, veillait à un équilibre, repris du général de Gaulle, sans complaisance aucune envers Moscou, comme l’a montré l’intervention de François Mitterrand dans la crise des « euro-missiles », en mars 1983 : « Les missiles sont à l’est, les pacifistes sont à l’ouest ». Se revendiquer de François Mitterrand demanderait, pour le moins, de ne pas se contenter d’une image pieuse et de prendre en considération l’entièreté d’une action politique…
Mais cela Jean-Luc Mélenchon le sait pertinemment. S’il propose des politiques qui s’inscrivent en faux contre l’essentiel de l’action de François Mitterrand, en tout cas, explicitement depuis 1983, c’est qu’il n’a pas ni les mêmes convictions politiques, ni les mêmes références idéologiques. Et, à côté de l’analyse concrète des 83 engagements, avec des centaines de mesures avancées, il vaut la peine de voir les fondements théoriques et culturels du « système » Mélenchon. Il est composite, inévitablement, avec des apports différents au fil des années, mais il est tout à fait clairement structuré.
Le dernier livre récemment publié, De la vertu, en mars, offre une première clef de compréhension. Ce clin d’œil à Robespierre ne veut pas dire qu’il en fait un modèle. Mais il y a une conviction en commun – avec nombre des révolutionnaires de 1793 – que le « monde est radicalement neuf ». « L’histoire n’est pas notre code », disait Rabaut-Saint-Etienne… L’homme est, de part en part, un être social qui peut et doit reconnaître l’intérêt général. Cela explique la volonté de construire une « société vertueuse ». On connaît les apories historiques de ce constructivisme. Son intention humaniste incontestable (et il y a d’ailleurs de belles pages dans cet ouvrage sur la liberté de conscience, le droit à mourir dans la dignité, la fraternité, etc.) peut être (et a été) contredite par la volonté d’apprendre aux citoyens d’être vertueux malgré eux… l’autoritarisme n’est alors pas très loin face aux contradictions du réel.
Le second fondement des convictions politiques de Jean-Luc Mélenchon vient – et ce n’est pas surprenant – du marxisme. De formation trotskyste, il en a la culture et en épouse la critique fondamentale du capitalisme. Il développe donc une triple dénonciation, aux sources mêmes de l’œuvre de Marx, avec une critique sociale, le scandale des inégalités, une critique morale, la condamnation de « l’argent-roi », une critique rationnelle, la mauvaise utilisation des forces productives, que les nécessités d’un développement durable aujourd’hui, ravivent. Il n’est, alors, pas surprenant que l’entreprise soit l’objet de la plus grande méfiance : il faut la surveiller, la contrôler, la ponctionner, voire la réquisitionner. L’ancien mirage d’une économie planifiée est, toujours, à l’arrière plan – sans qu’à aucun moment, dans ses livres, pourtant nombreux, Jean-Luc Mélenchon n’ait fait l’inventaire raisonné des échecs de l’URSS, de la Chine de Mao ou plus proche de nous, du Cuba de Castro ou du Venezuela de Chavez qui a conduit à un pays riche à être, aujourd’hui, exangue… Au fond, c’est parce qu’il n’a jamais fait sienne la culture authentique de la social-démocratie européenne telle qu’elle s’est définie, à partir des années 1930, après la rupture fondamentale sur la question de la violence avec le communisme léniniste… et trotskyste. L’apport propre, en effet, de la social-démocratie a été de comprendre et d’expliquer que la démocratie politique et l’économie de marché ont deux légitimités propres et qu’elles doivent trouver un équilibre pour le bien même des sociétés. Leur bilan peut être, certes, critiqué, mais elle n’en a pas moins présidé aux sociétés les moins malheureuses dans l’histoire et la géographie humaine. Jean-Luc Mélenchon a appartenu à un gouvernement socialiste, avec Lionel Jospin venu lui-aussi de la même organisation trotskyste, mais il n’a pas admis, comme son Premier ministre, au vu de l’histoire du XXe siècle, que le socialisme démocratique ne pouvait pas être un mode de production propre. D’où les nostalgies, qui peuvent séduire, parce qu’elles permettent de se venger du réel, mais qui en l’escamotant amène à de graves (et douloureux) mécomptes pour les peuples.
Mais, la troisième donnée – et peut être la plus importante actuellement – pour comprendre la stratégie de Jean-Luc Mélenchon et sa force de séduction, est plus récente. Elle vient d’un populisme assumé et revendiqué politiquement. L’Amérique latine est à l’arrière-fond. Les essais d'Ernest Laclau et de Chantal Mouffe (voir, notamment Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, 2009) inspirent Jean-Luc Mélenchon comme Pablo Iglesias, la figure dominante de Podemos en Espagne. Il s’agit, recyclant des concepts gramsciens, de constituer un « bloc historique populaire », dépassant les notions de droite et de gauche, qui s’appuie sur les mobilisations sociales et culturelles. Il est illustratif que Jean-Luc Mélenchon n’utilise plus ces notions, à la différence de 2012 où il se présentait comme le leader du « Front de Gauche ». Il a réussi, aujourd’hui, à neutraliser les communistes, conscients pour beaucoup de leur marginalisation, et qui n’en peuvent mais, et à attirer une part de socialistes. Ce ne sont plus les partis qui comptent, mais le lien que crée le leader avec le mouvement. La stratégie suivie en Espagne, au moment des élections municipales, par Podemos, qui s’est fondu dans des alliances avec des associatifs, des écologistes, des communistes, est caractéristique. Evidemment, les contradictions ne sont pas minces et apparaissent assez rapidement dès que la question du pouvoir est réellement posée. Podemos s’est déchiré sur ce débat dans son dernier congrès de février 2017. La réalité démocratique de ces mouvements est, également sujette à caution. Les débats sont multiples mais la centralisation du pouvoir n’en est pas moins une réalité, comme le montrent tous les régimes d’Amérique latine de ce type. Il s’agit de conquérir les institutions pour les subvertir, en utilisant (vieille référence aux « journées » de la Révolution française) l’intervention populaire pour peser sur les élus et les révoquer si besoin est. La proposition phare du programme, L’Avenir en Commun, de convoquer immédiatement une Assemblée constituante, dès l’élection présidentielle achevée, dont on ne dit pas les objectifs, est caractéristique de cette ambivalence, réminiscence, des anciennes conceptions du « double pouvoir ».
Tout cela – malgré la part de « bricolage » idéologique que créent ces différentes inspirations – dessine, malgré tout, un « système » de pensée. On aurait tort de ne pas y consacrer le temps nécessaire pour la réfutation. Il y a, eu déjà, trop de légèreté, dans les années passées, à ne pas prendre au sérieux le débat idéologique et culturel, pour continuer les mêmes erreurs. L’appel à la « vertu » de 2017 ne doit pas cacher le « bruit et la fureur » de 2012…
Alain Bergounioux