A. Papaemmanuel : « Renseigner c’est comprendre les jeux d’ombres qui s’agitent en coulisse »

DR

Co-auteur avec Floran Vadillo de l'ouvrage Les Espions de l’Élysée. Le Président et les services de renseignement, Alexandre Papaemmanuel enseigne à Sciences Po, est auditeur de l’IHEDN et directeur défense, renseignement et sécurité au sein d’une entreprise innovante du numérique. Il a accepté de répondre à nos questions.

- Quelles ont été les relations des derniers présidents de la République vis à vis du monde du renseignement ?

Le Président Nicolas Sarkozy a porté une réforme importante, créant de nouveaux acteurs, de nouvelles instances puis s’est désintéressé de ce sujet accaparé par d’autres urgences, d’autres crises.

Le Président Hollande a su notamment réformer le renseignement intérieur, soutenir la création d’un service pénitencier et surtout donner un cadre légal via la loi sur le renseignement de 2015, élément fondateur des activités de renseignement et de leur contrôle. Souhaité par le président de la République dès le conseil du 9 juillet 2014, le projet de loi a été officiellement annoncé après les attentats de janvier 2015. Le quinquennat de François Hollande a été intensément marqué par le renseignement, en raison des attentats terroristes mais également des réformes majeures entreprises avant la survenance de ceux-ci. Dans ce cadre, le CNR a pris une part déterminante. Pour autant, le poste n’a pas concentré les pouvoirs. Au contraire, François Hollande a mis en œuvre une conception restrictive de cette fonction : celle d'un « responsable administratif du renseignement », qui ne dirige pas les services et s’efface en cas de crise. Par ce biais, il a opéré une discrète reforme, effectuant un réel recentrage du CNR.

Le Président Macron a annoncé une task force consacrée à la lutte contre le terrorisme durant la campagne. Après son élection le CNR deviendra CNR LT. En effet, il adopte un nouveau décret remplaçant le CNR par un Coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). À sa tête, il désigne le préfet Pierre de Bousquet de Florian qui, dix ans après avoir dirigé la Direction de la surveillance du territoire (DST), marque son retour dans le monde du renseignement.

- À quoi sert le poste de coordonnateur du renseignement sur lequel votre livre porte plus particulièrement ? À-t-il une plus-value ?

De l’officier général au diplomate, du visiteur du soir au directeur de service de renseignement, les conseillers se disputent un même privilège : pouvoir chuchoter à l’oreille du décideur. Tous veulent contribuer à l’élaboration de la décision, à « renseigner » pour éclairer, anticiper, prévoir au profit de celui qui tranche en dernier ressort, « renseigner » pour prendre ses distances, comprendre les jeux d’ombres qui s’agitent en coulisse, ne pas se perdre dans le moment mais anticiper la lumière à venir, écartelé entre la tyrannie de l’instant et la volonté de garder un temps d’avance. Or, depuis 2008, le CNR(LT) est l’un des nombreux acteurs en compétition au sein de ce marché de l’influence.

Dans un monde où l’information s’avère foisonnante, où le temps court s’impose et où l’immédiateté fait loi, l’acteur en mesure de déchirer le voile de la surface pourra forcer le destin en sa faveur. Le renseignement incarne l’un des outils idoines pour saisir voire comprendre l’urgence du monde, ses soubresauts et ses lignes de rupture, les « fractures » évoquées par Alain Zabulon.

Être CNR, c’est ainsi avoir la conviction que la réponse à la menace ne se réduit pas uniquement à une logique sécuritaire mais qu’elle implique une réponse coordonnée à partir de nombreuses politiques publiques (éducation, justice, redistribution sociale, sécuritaire, militaire…). Être CNR, c’est ne rien omettre, ne pas suivre les courants, les modes et les tendances.

Être CNR, c’est aussi aller où les autres ne vont pas, réunir, souder, comprendre que le renseignement se nourrit de multiples sources, de ruisseaux différents coulant à des débits différents. Être CNR, c’est s’imposer sans diriger, c’est animer sans donner à voir. Être CNR, c’est faire acte de résilience quand les murs vacillent. C’est accompagner sans suppléer. Être CNR, c’est dépasser les frustrations individuelles au service de la communauté.

Être CNR, c’est donc se situer à la croisée des chemins…..et cela se révèle essentiel dans un monde où l’information est trop souvent encore synonyme de pouvoir.

- Quels sont les défis à venir pour le renseignement français ?

Quatre siècles ont été nécessaires pour passer de l’artisanat du renseignement à une industrie organisée grâce à des fermes de mégadonnées. La production massive de données personnelles constitue l’une des transformations majeures de notre siècle. Or ces données, jalons laissés par chacun dans son parcours numérique, ont une forte valeur ajoutée après traitement, pour les individus, les entreprises mais aussi pour l’État. Ainsi, pour les services de renseignement, l’enjeu réside-t-il dans la maîtrise de cette masse de données afin de produire une information pertinente.

Capacités cyber, moyens d’interception des communications, Imsi Catcher1, algorithmes de corrélation, balises de géolocalisation, drones tactiques et stratégiques, satellites d’observation et d’écoute, avions légers de surveillance et de reconnaissance, key logger, Data Centers, etc., les services de renseignement français ont bénéficié, depuis trois lois de programmation militaire et une loi sur le renseignement, de moyens technologiques considérables. Ces investissements constituent une formidable opportunité à saisir pour transformer leurs modes d’action.

L’homme n’est plus capable de traiter cette masse générée par des capteurs toujours plus nombreux et performants. Les prochaines guerres seront remportées par ceux qui seront en mesure de mieux capter, analyser, exploiter, maîtriser et protéger une somme toujours plus importante de données. Quel que soit son échelon, qu’importe son grade, d’un centre de fusion des données de renseignement au soldat sur le terrain, une vague d’informations épaissit le brouillard de la guerre.

Le volume et la variété des ressources conduisent donc les services à faire évoluer leurs méthodes de renseignement impliquant des coûts (culturels, humains, techniques et financiers) significatifs. Patrick Calvar l’a rappelé le 10 mai 2016 à l’Assemblée nationale : « Nous ne manquons pas de données ni de métadonnées, mais nous manquons de systèmes pour les analyser. […] La moindre perquisition nous permet de récupérer des milliers de données. Nous avons donc besoin d’outils de big data pour répondre immédiatement à nos besoins2. »

Face à cette masse inédite d’informations numérisées, la capacité du CNR, comme celle des échelons de synthèse des services de renseignement, à jouer un rôle de fédérateur de l’information, s’en trouve affaiblie. Face à la chimère d’un agent de renseignement rendu obsolète par les capacités d’un supercalculateur, le politique doit rester en alerte tout en permettant aux services de renseignement de conserver leur supériorité informationnelle et décisionnelle grâce à l’apport de la nouvelle technologie. En effet, l’anticipation n’est plus envisageable sans un moteur algorithmique intelligent au centre des flux de données, au cœur d’un réseau désormais intelligent et sécurisé. Cette nouvelle capacité opérationnelle doit libérer les acteurs du renseignement de la multitude de tâches ancillaires et chronophages afin de leur permettre de se concentrer sur l’essentiel : la réflexion et la prise de décisions.

Au-delà de l’efficience opérationnelle, l’enjeu de cette maîtrise de la technologie comme levier de transformation est stratégique car seules les nations contrôlant ces technologies compteront. Le renseignement totalise désormais « tous les flux d’informations et les compute en continu pour rendre une image, non seulement du présent, mais surtout de la réalité future, parfois avec quelques secondes d’avance, parfois plus, et c’est cette prédictivité qui décide du sort de la bataille. La guerre de demain est une guerre prédictive. C’est celui qui prédit le mieux et le plus en avant dans le temps qui gagne. La victoire, c’est l’avance3 ».

Propos recueillis par Kevin Alleno

1 Fausse antenne relais qui établit un dialogue avec les terminaux téléphoniques et permet ainsi une captation de données, voire de communications.

2 Audition de Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure Commission de la défense nationale et des forces armées, mardi 10 mai 2016.

3 Pierre Bellanger, « Comment gagner la guerre perdue d’avance », intervention lors d’une conférence de l’AA IHEDN, Table Ronde le 11 décembre 2018 : « Quelle frontière pour notre souveraineté numérique ? »

En complément :

 

« La menace étatsunienne sur l’économie est réelle », Interview de Floran Vadillo parue dans le Rappel n°173

Retour en haut