Quels sont les enjeux, objectifs et moyens d’action des villes en direction des jeunes, dans le cadre de leur politique éducative…? Comment articuler ces politiques avec la politique de la Ville développée par l’Etat ? Ces politiques sont-elles compatibles ? Telles sont les questions que ce jeune chercheur en sociologie Chafik Hbila a abordé dans cet atelier.
Intervenant : Chafik Hbila
– Doctorant en sociologie à l’Université de Rennes 2 Haute Bretagne
– Chargé de mission auprès du sous-Préfet du Morbihan chargé des Contrats Urbains de Cohésion Sociale
– Chercheur chargé de mission à Résovilles (centre de ressources politique de la ville Bretagne-Pays de la Loire)
– Militant des Droits de l’enfant et de l’éducation populaire au sein de diverses associations
– Enseignant vacataire au département carrières sociales de l’IUT de Rennes
Avant-propos
Intervention orale
Insertion
Prévention
Médiation
Participation
La performance scolaire
La réussite éducative
les Projets Educatifs Locaux
L’émancipation citoyenne et l’épanouissement individuel
La désorganisation
L’exlusion
La rage
Jeunesse prolongée, jeunesse précaire
Des besoins nouveaux
Manque d’intervention chez les jeunes de plus de 16 ans
Des réflexions pour des solutions…
Favoriser l’émancipation : le « self-government »
Favoriser le lien social intergénérationnel
Promouvoir l’éducation à la citoyenneté
Travailler sur l’espace public
Développer des projets pour les jeunes filles des quartiers
L’échec certain d’un portefeuille municipal centré sur l’unique jeunesse
Avant propos
Autrefois, l’action publique se présentait sous des formes simples et se contentait d’accompagner le progrès social via les équipements et la culture. Depuis l’apparition du chômage de masse et face à la crise économique, elle fait le choix de prendre la « victime » comme figure centrale de son action et ne recherche plus le changement social ou politique mais plutôt l’atténuation des souffrances faute de projet collectif.
Les dispositifs d’actions ne cessent de se succéder les uns aux autres depuis des dizaines d’années. Mais en vain. Dans les quartiers populaires, les problèmes socioéconomiques semblent s’accroître et les besoins en matière d’éducation, d’insertion et de lien social se font de plus en plus apparents.
Et ce d’autant plus que pour les jeunes, l’entrée professionnelle dans la vie adulte se fait de plus en plus tardivement, ce qui a une incidence directe : s’ils ont acquis une certaine indépendance dans leur construction personnelle, ils sont loin d’avoir acquis l’autonomie financière qui permet le mouvement qui va avec. C’est dans ce contexte que l’on va repérer un nombre conséquent de jeunes de cet âge sur les espaces publics dans les quartiers venus « tuer le temps » faute de repères et de perspectives pour l’avenir. Beaucoup d’entre eux paraissent vivre une certaine forme de nihilisme.
Face à cela, quelles solutions peut apporter une municipalité en jouant sur le levier éducatif avec l’appui des associations de jeunesse et d’éducation populaire ? Comment articuler ces solutions avec les logiques de l’Etat via sa politique de la Ville ? Les deux politiques sont-elles compatibles ?
L’atelier aura pour but d’y apporter une réflexion en tentant, dans un premier temps, de proposer une analyse des politiques publiques qui régissent la politique de la Ville aujourd’hui afin de chercher à comprendre, dans un second temps, pourquoi une partie de la jeunesse, issue des zones urbaines sensibles, appelées aussi « prioritaires », résiste tant à la formalisation de ces politiques. Dans un troisième temps, enfin, nous tenterons de proposer des solutions, à partir d’expériences de terrain, susceptibles de faire l’objet d’une réflexion pour les
élections municipales.
Intervention orale
Je voudrais tout d’abord remercier mon ami Gwendal pour cette invitation à participer à cette université d’été et à travers lui tous les militants du parti socialiste qui auront bien voulu participer à cet atelier. Il n’aura échappé à personne que nous allons une fois de plus entrer en campagne pour les municipales et que nous avons besoin, de ce fait, de préparer des programmes pertinents, d’échanger afin de les améliorer et les développer. Pour ma part, je m’exprimerais franchement sur le sujet pour lequel Gwendal m’a mandaté, en ne perdant pas de vue que, bien entendu, je n’ai pas réponse à tout et que je ne saurais incarner une quelconque source de vérité, ou de sagesse, inébranlable et inaltérable.
Je dis cela d’autant plus que la politique de la Ville et les projets éducatifs qui en découlent représentent des objets aux contours incertains. La politique de la Ville, c’est un kaléidoscope de dispositifs, de projets et d’acteurs qui se succèdent en permanence. Mais la politique de la Ville s’inscrit d’abord et avant tout dans un état d’esprit très particulier qui est celui des politiques publiques qui sont régies dans un cadre plus global. Tous les dispositifs et les projets lancés dans les territoires urbains prioritaires, appelés aussi zones urbaines sensibles, sont rythmés par ces politiques publiques. Concrètement, que représentent-elles ?
Avant de revenir sur des aspects plus concrets de la question en abordant notamment la question des jeunes et des projets éducatifs, je vous propose quatre remarques qui vont nous permettre de bien situer les choses par la suite et ne pas nous perdre dans ce paysage complexe. Ces quatre remarques, ce sont les quatre maîtres mots des politiques publiques aujourd’hui, en partie celles qui régissent les cadres d’interventions dans les quartiers populaires. Bien entendu, il appartient à tous militants associatifs et politiques de s’interroger sur leur pertinence et de les remettre en cause :
Dans les années 1980 et suivantes, quatre mots d’ordre se sont imposés petit à petit dans les politiques publiques en devenant des figures « obligées » et emblématiques de l’action publique : insertion, prévention, médiation et participation. Ces quatre mots d’ordre vont petit à petit envahir les champs d’initiatives des quartiers populaires. C’est sur cette nouvelle base que vont notamment s’appuyer toutes les initiatives politiques et socioculturelles dans les quartiers auprès de la jeunesse.
Insertion
Dans les années 1980 a progressivement émergé le concept de l’insertion. Cette nouveauté de l’action publique correspond à un changement d’approche : le passage d’une approche en terme de besoins à une approche en terme de problèmes. Cette nouvelle approche s’inscrit dans le cadre d’une nouvelle grille de lecture qui analyse la société non plus comme un ensemble unifié mais comme un système fragmenté. Aussi, elle met l’accent sur le rôle de l’emploi dans la socialisation des jeunes.
Cette nouvelle grille de lecture renvoie la responsabilité de l’insertion sur les individus faute de pouvoir définir un nouveau projet collectif qui permettrait à chacun de se projeter dans l’avenir. Cela équivaut à ne pas changer de système. Cette approche politique s’inscrit dans une analyse des difficultés d’accès au marché du travail en termes de déficits individuels et relègue au second plan toutes les explications de type structurel (déterminants socio-économiques, fonctionnement du marché du travail…).
Ce référentiel de l’insertion va pourtant s’imposer partout : Education Nationale, Education spécialisée, culture, sports… Par exemple, la croissance rapide du nombre de jeunes en difficulté a amené les secteurs de l’éducation surveillée et de la prévention spécialisée à s’investir dans le champ de l’insertion professionnelle. Et toutes les formes de violences urbaines n’ont fait qu’accroitre le phénomène.
Pour Michel Autès [1], « dans l’Etat social, le travail social se construit autour d’un projet politique de citoyenneté. Alors que l’insertion est une stratégie centrée sur l’individu où le contenu politique n’existe pas. On ne valorise du travail social que son côté réparateur ».
Un jour, un acteur de l’insertion professionnelle m’avait confié lors d’un entretien en Préfecture : « J’ai parfois honte, on est plus de coordinateurs autour d’une table que d’emplois à donner aux jeunes. On n’a aucune solution globale si ce n’est d’envoyer des suppositoires. »
Prévention
Pour François Ewald [2], « la logique de précaution ne vise pas seulement le risque mais l’incertain, c’est-à-dire ce que l’on peut redouter sans pouvoir l’évaluer ».
Ainsi, dans beaucoup de domaines on fait de la prévention : la santé, la sécurité… Pour l’insécurité, notion qui revient le plus dans les discours sur la prévention, elle est considérée comme une atteinte à l’ordre de la société homogène, elle est perçue au cours des années 90 comme liée aux dysfonctionnements d’une société désinstitutionnalisée et individualiste. Cette insécurité est le résultat ou d’un déficit d’intégration ou d’un déficit de socialisation et les réponses préconisées sont à la fois répressives et éducatives. C’est à ce titre que l’on parle de prévention sociale, de la délinquance, cela consiste à mettre en place toutes sortes d’actions qui vont permettre l’apprentissage des règles de la vie sociale. Dans cette perspective, les animateurs socio-culturels et
sportifs sont largement sollicités dans le cadre de dispositifs multiples de prévention. On peut aussi ajouter que cette conception de la prévention est héritée de références anglo-saxonnes et va de pair avec la montée en puissance de la police dans son pilotage.
Médiation
L’action de la médiation a plus pour objectif de ramener l’ordre et de réduire les risques que favoriser par le débat l’affermissement des liens entre les institutions et la société. L’apparition de ce concept dans les politiques publiques est le résultat du constat que l’appropriation des règles et des normes ne passe plus par l’imposition exclusive de celles-ci mais requiert leur adhésion. Cela suppose une démarche active, d’échange, qui va amener la création de tout un panel d’emploi dans le domaine des « métiers de la ville » : adjoint de sécurité, police de proximité, agents locaux de médiation sociale…
Participation
La participation dans les politiques publiques traduit une double préoccupation : agir autrement en faveur du lien social et de l’intégration et renouveler les manières de produire des politiques. Les usagers sont associés directement à la mise en œuvre des interventions qui les concernent.
Il s’agit là d’une démocratisation, ou plutôt une tentative de démocratisation, de l’action publique dont la décentralisation, la réforme des enquêtes publiques et la politique de la ville ont contribué à favoriser l’essor. Si la participation peine à s’imposer dans le contexte actuel, elle se veut mêlée très souvent à une injonction à la citoyenneté ou au projet présent dans nombre de dispositifs qui s’adressent aux « habitants » ou aux « jeunes » dans les quartiers. C’est la philosophie qui guide les fêtes de quartiers ou les différents comités d’habitants dans les opérations de renouvellement urbain par exemple.
Ces quatre mots d’ordre des politiques publiques s’imposent dans la politique de la Ville. Dans les quartiers, il faut proposer des solutions individuelles aux enfants en échec scolaire, il faut insérer au cas par cas les jeunes dans le monde professionnel, il faut faire participer les jeunes aux projets socioculturels et ne pas en faire de simples consommateurs. Mais il faut aussi faire beaucoup de prévention. Non pas qu’une catastrophe va s’abattre de manière imminente dans tel quartier mais prévenir son risque, par de la médiation entre autres.
Alors, quand je fais ce constat, entendons nous bien, je ne cherche pas à justifier ou condamner ces démarches mais rendre compte d’un état d’esprit. Peut-être qu’il est difficile de faire autrement aujourd’hui…
Toujours est-il que l’articulation d’un bon projet éducatif et citoyen en direction des jeunes dans les quartiers et la politique de la Ville doit passer par une réflexion sur le sujet. Qu’en est-il des projets éducatifs aujourd’hui dans les quartiers ? Ils se présentent sous deux formes, distinctes l’une de l’autre certes mais étroitement liées en même temps : les projets visant à favoriser la performance scolaire d’une part, et les projets visant l’émancipation citoyenne et l’épanouissement individuel d’autre part. Le premier relève du monde scolaire. Le second relève du monde associatif, de l’éducation populaire, pour ceux qui ose encore employer ce terme bien entendu. Et les deux sont largement imbriqués dans la politique de la Ville.
La performance scolaire
Comment va-t-on la chercher ? C’est un véritable problème. D’autant plus que dans les quartiers, l’échec scolaire semble frapper très fort. On peut le dire même si la plupart du temps ce constat est basé sur des ressentis. Il est difficile d’évaluer l’échec scolaire dans un quartier, j’ai pu m’en apercevoir dans le cadre de mes travaux lorsque je suis allé à l’inspection académique chercher des chiffres qui pouvaient constituer des indicateurs, j’avais été surpris d’observer qu’il était impossible pour l’éducation nationale de renseigner le nombre de jeunes issus de tel quartier ayant choisis tel filière, le nombre de jeunes par quartier dans les études supérieures, etc.… faute de base de données territorialisée.
Néanmoins, on sait que dans un quartier où les difficultés sociales et économiques s’accumulent, les jeunes partent avec moins de chances de réussite que leurs homologues.
L’environnement socio-économique, voire familial pour certains, étant fragile à la base, les jeunes ne se forgent pas une culture qui leur permette d’appréhender leur scolarité dans les meilleures conditions. Par exemple, il est évident qu’un enfant qui a reçu une éducation familiale très tournée vers la chose culturelle, c’est-à-dire un enfant que les parents ont emmené au cinéma, à la piscine, à qui ils ont lu des histoires étant petit, qu’ils ont poussé à lire… sera mieux outillé qu’un enfant qui n’a pas intégré cette culture dans son mode de vie. Faut-il être pour la scolarisation à deux ans ? Je vous laisse y réfléchir.
D’ailleurs déjà, dés les années 1970, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron [3] dénonçaient le système scolaire comme formidable machine de reproduction des inégalités sociales. Des inégalités socioculturelles et économiques entre jeunes font que certains réussissent mieux d’autres. Ceux qui parviennent à s’imposer dans le système scolaire se verront décernés les meilleurs diplômes par l’institution scolaire et les inégalités sociales vont alors se transformer en inégalité de compétences. Celles-ci constituant les références d’intégration au monde professionnel, les jeunes les mieux diplômés occuperont les emplois les plus valorisés et les plus valorisant socialement et économiquement. Bourdieu et Passeron poussent encore plus loin en postulant que les inégalités sociales se reproduisent et se transmettent de générations en générations. Est-ce toujours le cas ?…
Bien entendu, cette théorie est à utiliser avec la plus grande prudence, une certaine réserve et surtout, beaucoup de retenue. J’insiste là-dessus. On m’a souvent dis à moi par exemple que j’étais l’antithèse de toutes ces thèsesNéanmoins, elle constitue un facteur d’explication indéniable à l’échec scolaire dans les quartiers où les jeunes sont fragilisés socialement et économiquement et ne parviennent pas à déclencher un véritable processus d’ouverture sur le monde socio-culturel.
Aussi, Stéphane Beaud, sociologue et ami qui m’aide beaucoup dans mes réflexions, explique dans un de ses ouvrages [4] que si des réformes ont été conduites pour permettre à 80% d’une classe d’arriver au bac, il n’en reste pas moins que ces inégalités se sont déplacées à l’intérieur même des filières lycéennes. Son étude l’a conduit à conclure que les jeunes des quartiers sont surreprésentés dans les filières les moins valorisées telles que les STT contrairement aux jeunes provenant des milieux aisés qui sont, quant à eux, surreprésentés dans les filières les plus valorisées, à savoir scientifiques…
Alors, pour en revenir à nos moutons, comment l’Etat, via la politique de la Ville, et les municipalités cherchent-t-ils à limiter les écarts territoriaux face à la réussite scolaire. Avec deux leviers : la réussite éducative et les projets éducatifs locaux.
La réussite éducative
Elle s’inscrit bien dans les politiques telles que je vous les ai présentées au début de mon intervention : c’est d’abord et avant tout une individualisation de la démarche. On met en place des équipes pluridisciplinaires d’intervention et de soutien qui vont réunir des professeurs, des professionnels de la politique de la Ville, des animateurs socio-culturels, des éducateurs, des agents de la sécurité publique parfois, etc. L’idée c’est de dire qu’on va s’occuper des difficultés que rencontrent les enfant et les jeunes collégiens en les traitant au cas par cas, c’est-à-dire individuellement. Et pour que l’enfant réussisse à l’école, il faut que son environnement socio-familial le lui permette en amont, c’est la condition sine qua none. Alors, dés qu’une difficulté est relevée chez un enfant ou un jeune, elle sera traitée par le service compétent. Et tout y est : des problèmes de santé (obésité…) aux problèmes purement scolaire rien n’est épargné.
De leur côté, les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire traditionnels (type francas et autres) s’arrachent les cheveux lorsqu’ils entendent parler de ce DRE (dispositif de réussite éducative). J’ai eu l’occasion de leur demander leur avis dans le cadre de mes travaux sur le sujet pour la préfecture du Morbihan. Leur discours consiste à dire qu’autrefois il y avait de gros moyens pour tout le monde. On était sur du projet collectif et non sur de l’individuel et il n’y avait pas de différence sociogéographique établie entre des enfants d’une école. Aujourd’hui, on a supprimé ces moyens et on fait de la réparation pour faire passer la pilule. Là encore, je ne justifie rien et je ne condamne rien. Mais le débat est posé.
Les projets éducatifs locaux
A l’origine c’était ma collègue et amie Danièle Garnier, adjointe au maire de Lorient à l’éducation, qui devait vous en parler. Malheureusement elle n’a pas pu se libérer aujourd’hui. Je vais donc tenter de le faire à sa place sur la base du travail que j’ai pu réaliser avec elle pour préparer l’atelier.
La démarche des projets éducatifs locaux est différente de la réussite éducative même si elle est nourrie par le même esprit : la performance scolaire. Les PEL relève du champ d’intervention de la municipalité. Comme celle-ci ne peut pas intervenir directement sur les temps de cours, elle intervient sur le temps péri-scolaire.
Approfondir. Cf projets.
L’émancipation citoyenne et l’épanouissement individuel
Là, on s’adresse à une autre tranche d’âge, celle des jeunes. Alors qu’est-ce que les jeunes ? Lorsqu’on parle de la jeunesse, on sait que c’est une condition sociale, économique. Mais lorsqu’on essaie de parler des jeunes, ça devient plus compliqué. On s’aperçoit très vite qu’ils ne forment pas un bloc monolithique. La jeunesse est plurielle. Et elle est plurielle aussi dans les quartiers. Surtout dans les quartiers. Alors comment l’aborder cette jeunesse des quartiers ? Je vais tenter de ressortir trois caractéristiques dans lesquels une bonne partie des jeunes des quartiers pourraient se reconnaître : la désorganisation, l’exclusion et la rage, pour reprendre trois concepts du sociologue François Dubet.
La désorganisation
La désorganisation participe de ce sentiment qu’ont les jeunes d’appartenir à un monde anomique, sans règle. Le monde dans lequel vivent ces jeunes est pourri. Cette pourriture est d’abord liée à la pauvreté et parfois même à la misère. Mais elle n’est pas seulement d’ordre économique, elle renvoie aussi au décor des cités, à cet univers obsolète des bâtiments et murs de béton vieillis par le temps. Cette désorganisation est aussi relative à l’identité même de ces jeunes pour beaucoup enfants de parents déracinés qui ne parviennent pas à l’établir clairement.
L’exclusion
Mais le monde dans lequel vivent ces jeunes n’est pas seulement désorganisé, il est aussi caractérisé par l’exclusion. Ou plutôt une triple exclusion :
Socioéconomique : elle est liée à l’emploi, à cette difficulté qu’on les jeunes des quartiers à trouver un emploi stable.
Spatiale : elle est lié au fait même d’appartenir à une zone urbaine stigmatisée. Et au sein même de cette zone, les jeunes suscitent des inquiétudes lorsqu’ils sont sur l’espace public.
Ethnique : Plus précisément ethnicisation des rapports sociaux. Les jeunes des quartiers populaires sont analysés, de manière générale, nous le constatons dans les médias notamment, avec une grille de lecture culturaliste. Les jeunes des quartiers sont perçus sous l’angle de l’altérité. J’entends par là que lorsqu’il s’agit de ces jeunes là, c’est souvent par la culture de leurs parents, leurs origines, leur religion… qu’on entend expliquer les choses. Cela occulte la question sociale. Il n’y a qu’à entendre certains propos de députés de la majorité au moment de ce qu’on a appelé les violences urbaines. Et cela camoufle, de ce fait, les luttes sociales.
On pourra remarquer que face à cette pauvreté dont sont victimes une large partie des « jeunes de cités », ils s’engagent dans ce que François Dubet nomme le « conformisme frustré » qui consiste à vouloir entrer dans la norme d’une société qui appelle à la consommation et ce, sans le pouvoir. D’où, ce paradoxe pour beaucoup d’entre eux d’adopter des conduites déviantes (vols, vente de drogues…) pour se « normaliser ». Mais cette exclusion est aussi d’autres natures : logement, école… Très souvent, pour reprendre encore ce que je disais au début de l’intervention, cette exclusion est vécue par les jeunes comme un échec individuel, notamment l’échec scolaire.
La rage
Enfin, le troisième et dernier concept, la rage. Cette rage traduit un sentiment de domination et plus seulement d’exclusion. François Dubet la définit ainsi : « La domination qui semble sans visage et sans principe, qui ne peut conduire vers aucun mouvement social (…). Alors que la désorganisation relève d’un problème d’intégration, l’exclusion d’un problème de stratification, d’institution et de mobilité sociale, la rage relève, plus largement, d’un sentiment de domination général. » Ce concept de rage, pour le chercheur, se manifeste en face des interlocuteurs qui incarne l’ordre et la domination : les policiers, les hommes politiques, les syndicalistes voir les travailleurs sociaux. Ceux-ci présentent pour les jeunes la possibilité de pouvoir poser un visage humain sur la domination. Nous aurons l’occasion d’y revenir en troisième partie.
Jeunesse prolongée, jeunesse précaire
A cela s’ajoute, bien entendu, le mal principal de l’ensemble de la jeunesse française : son allongement. Et cet allongement de la jeunesse est exacerbé dans les quartiers. On sait tous qu’une situation professionnelle stable est un levier essentiel du passage dans l’âge adulte. Pour y parvenir encore faut-il trouver les ressources économiques qui vont le permettre. Autrement dit l’emploi. Chose qui est aujourd’hui difficile pour un certain nombre de jeunes.
Cela a une incidence directe : Si les jeunes ont acquis une certaine indépendance dans leur construction personnelle, ils sont loin d’avoir acquis l’autonomie financière qui permet le mouvement qui va avec. Ces jeunes, du coup, restent plus longtemps au domicile des parents. Parfois jusqu’à plus de 25 ans. C’est dans ce contexte qu’on va repérer un nombre de jeunes conséquent sur les espaces publics dans les quartiers. Et si les espaces publics constituent des garants de la cohésion sociale dans la mesure où ils appartiennent a priori à tous, l’usage qui en est fait dans les quartiers par les jeunes suscite nombre d’inquiétudes. Pourtant, pour les jeunes des quartiers, les espaces publics sont avant tout des lieux de socialisation et de citoyenneté. C’est leurs lieux de rencontres et d’échanges même si les jeunes qui se trouvent sur l’espace public à longueur de journée sont réputés pour être les plus difficiles. En groupes, ils impressionnent les habitants des quartiers et en effraient certains comme la maman qui entre dans son immeuble avec son petit ou la grand-mère du coin. Les bouteilles de bière vides et les mégots de cigarettes laissés derrière eux ajoutent un sentiment d’insécurité et porte un coup de plus négatif à l’image de l’ensemble des jeunes du quartier.
Des besoins nouveaux
Donc, on observe à travers ces jeunes des besoins nouveaux : en matière de prise en charge, d’emploi, de santé, d’éducation… Tout le monde est d’accord pour le dire mais force est de constaté que passé 16-17 ans, plus grand monde ne s’intéresse aux jeunes dans ces quartiers excepté les prestations individuelles lorsque les jeunes les sollicitent : accompagnement à l’emploi…
Manque d’intervention chez les jeunes de plus de 16 ans
Selon les acteurs des centres sociaux, les 18-25 ans relèvent plus de la prévention spécialisée que de leur domaine dans la mesure où ils nécessitent des moyens de prise en charge plus lourds. On ne sait plus trop comment les prendre. Cela créé des tensions, des frustrations :
Souvent, les jeunes sont connus depuis leur enfance par les animateurs. Mais cela ne les empêche pas de venir provoquer les animateurs des centres sociaux de temps en temps. Occuper le bureau de la directrice à Kervénanec pour réclamer le foyer, déclencher l’alarme à Kercado, commettre des dégradations à Ménimur. Bref, le tout pour exprimer à leur façon un malaise. Rappelez-vous ce sentiment de rage que je vous évoquais à l’instant : les jeunes, et pas que les plus fragilisés contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne savent plus à qui s’en prendre pas plus qu’ils ne savent comment exprimer leur situation. Donc, on s’en prend à l’autorité la plus proche, du moins celle qui incarne l’institution : animateurs, police…
Des réflexions pour des solutions…
Que faudrait-il faire ? Croyez-moi, s’il existait des solutions miracles, on le saurait depuis longtemps. Comme je le répète souvent, il n’existe pas de procédé industriel visant à fournir des usines à dispositifs ou à projets transposables en tout lieux et en tout temps. Mais sur la base de quelques expériences, on peut y réfléchir, trouver des entrées. Je vous propose cinq axes qui constituent des enjeux sur lesquels peut intervenir une municipalité avec l’appui de l’Etat et de la politique de la Ville.
Favoriser l’émancipation : le « self-governement »
Le premier objectif est de favoriser l’émancipation de ces jeunes. Faire en sorte que chacun puisse se réaliser et s’épanouir dans un cadre collectif. Il faut pour cela jouer les capacités des jeunes, leur capacité à être responsables.
Dans mon quartier à Lorient, Kervénanec, deux clubs sportifs ont une démarche intéressante de ce point de vue : la FOLCLO et le COL qui sont pleinement investi par les jeunes.
Le COL Sports Populaire Solidarité : Ce club est dans une optique d’éducation populaire. Son objectif est de permettre aux jeunes et aux enfants du quartier un accès à la culture. Comment, en jouant sur le « self-governement », cette capacité qu’ont les jeunes à prendre des responsabilités. En faisant cela, on restaure quelque part leur dignité.
Aujourd’hui, l’engagement des jeunes des quartiers dans les structures associatives et militantes reste marginal. La question à se poser est de savoir comment il est possible d’amener les jeunes à s’engager davantage. La mobilisation est relative à trois raisons :
– Il me manque quelque chose, je vais le revendiquer avec d’autres.
– Pour une utopie à partager, faire des choses « ensemble ».
– On vient me chercher parce qu’on a besoin de moi.
Il s’agit de s’appuyer sur ces bases pour promouvoir l’engagement des jeunes. Pour cela, il faut les armer plus en ce sens par divers accompagnements.
Par exemple, c’est leur permettre d’ouvrir le gymnase du quartier le lundi soir et s’auto-gérer. Alors que pendant longtemps à kervénanec, c’étaient des animateurs du centre social qui assuraient l’activité, en 2001 on a dit « les jeunes sont capables de le faire eux-mêmes ». Mon collègue qui dirige le club est même plus radical quand il dit « pas besoin de gouverneur coloniaux ». Et ca marche, même si ce n’est pas parfait. Par exemple, avant avec des animateurs, les jeunes fumaient dans le gymnase, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Aussi, ce club a permis à une quinzaine de jeunes de bénéficier d’une formation type BAFA, dont moi. Alors qu’en 30 ans d’existence, le centre social n’a jamais envoyé personne en formation (ce qui s’explique d’ailleurs), là c’est devenu un mouvement permanent. L’idée c’est d’amener les jeunes à animer les petits du quartier un certain temps avant de les envoyer se former s’ils en ont les capacités. L’objectif, bien entendu, n’est pas de faire de ces jeunes des animateurs mais de leur permettre de sortir de leur quartier, d’aller vivre des expériences, de prendre des responsabilités et d’y revenir plus fort ensuite. On a envoyé un jeune par exemple passé son BAFA cet été, il est parti ensuite animer dans un centre de vacances sur l’île d’Oléron. Imaginez le jeune qu’on a retrouvé à la rentrée : formé, dynamique et prêt à s’investir pour son quartier.
Bien entendu, tout cela ne se fait pas du jour au lendemain et il faut des forces pour assurer le suivi de tous ces jeunes. Par exemple, avec mon labo de recherche on a travaillé sur les programmes éducatifs jeunesse dans le Finistère. A quimper, ils ont voulu adopter cette démarche en donnant les clés d’un foyer aux jeunes d’un quartier. Ce foyer s’est retrouvé complètement dégradé en l’espace de quelques jours. Pourquoi ? Parce qu’un accompagnement pédagogique rigoureux n’a pas été mis en place.
En somme, les politiques à développer doivent aller dans ce sens : rendre les jeunes acteurs de leur cité. Encore faut-il s’en donner les moyens. Avoir l’audace aussi de faire confiance aux jeunes. Ce n’est pas toujours le cas. Lorsqu’avec des amis on avait voulu monter un grand projet de rencontres dans le quartier de Kervénanec en 2003 avec le support d’une association qu’on avait monté : la municipalité avait levé les boucliers. A la limite on ne peut pas lui en vouloir, tout cela apparaît tellement nouveaux que cela bouleverse les équilibres. Mais il faut permettre aux jeunes de bouger les lignes justement.
Favoriser le lien social intergénérationnel
Autre chantier auquel il faut s’attaquer : le lien social intergénérationnel. Dans les quartiers, il est mis à mal par plusieurs facteurs : les jeunes sur l’espace public qui suscitent des inquiétudes… Cela favorise le commérage de part et d’autre. Les jeunes sont mal perçus.
Des dames l’autre jour me disaient : « on est régulièrement prises pour cibles des crachats des jeunes dans les cages d’escaliers, qui plus est ils ne nous disent jamais bonjour ». En réalité, ces dames interprètent les crachats des jeunes comme leur étant destinés alors qu’il s’agit plus d’une mauvaise habitude, devenue pratique courante chez beaucoup de jeunes dans les espaces publics.
Un jeune me disait aussi cette phrase pour signifier qu’on est moins tolérant à l’égard des jeunes et qui m’a beaucoup amusé : « Tout le monde a eu ses moments de fumette sauf que nous c’est plus sur des parcs car les temps ont changé mais la façon de rouler reste la même ! »
Mais du côté des jeunes, la vision des anciens n’est pas spécialement positive.
Alors comment faire pour les amener à se parler ? cf. exemple projet Lamoura.
Promouvoir l’éducation à la citoyenneté
Comme je vous l’expliquais, beaucoup de jeunes dans les quartiers n’ont pas de grille de lecture du monde social. Là encore, il n’y a pas de solutions prêtes à être injectée mais c’est un défi : leur donner les moyens de s’intéresser aux affaires de leur quartiers, de leur Ville et de leur pays.(On pourrait presque remercier l’actuel
président de les avoir un peu réveillés…)
Travailler sur l’espace public
Comme nous l’avons vu, l’espace public constitue aujourd’hui un lieu de socialisation pour des jeunes qui vivent encore chez leurs parents et qui ne disposent d’aucun lieu propre pour échanger. La cohabitation avec les autres populations du quartier n’est pas sans poser problème. Il faudrait donc un aménagement de l’espace qui prenne en compte tous ces éléments (en lien avec la résidentialisation).
Développer des projets en faveur des jeunes filles des quartiers
Nous n’avons pas eu le temps de nous pencher sérieusement sur la question compte-tenu du temps qui nous était imparti. Ceci étant, il parait évident à ce jour que l’action socioculturelle dans les quartiers s’adresse à un public très masculin. Les jeunes filles sont absentes des projets d’associations. Il serait intéressant de mesurer le besoin des jeunes filles en matière de loisirs et d’envisager, très sérieusement, des cadres d’actions orientés en ce sens. Cela passe nécessairement par une meilleure connaissance de la population féminine 16-25 ans des quartiers.
L’échec certain d’un portefeuille municipal centré sur l’unique jeunesse
J’aimerais aussi parler de la place de ces chantiers dans une équipe municipal, et je terminerais là-dessus. On voit bien au travers de tout cela que ce n’est pas la jeunesse qu’on traite mais une condition liée à des problèmes socio-éducatifs, économique… C’est sous cet angle qu’il faut voir les choses. J’invite, dans cette perspective, toutes celles et tous ceux qui ont une liste à monter pour les prochaines municipales à ne pas faire l’erreur de créer un « portefeuille jeunesse brut » pour manifester une volonté de bien faire et de s’intéresser à la jeunesse. Parce que la jeunesse en tant que telle n’existe pas. Si l’élu référent ne se pose pas les bonnes questions il se trouvera en permanence face à des impasses : lorsqu’il voudra aider un groupe de jeunes à monter un projet autour du sport, il se heurtera à l’élu aux sports s’il y en a un en place, s’il veut aider un groupe de jeunes à monter un projet autour du théâtre, il se heurtera au bon vouloir de l’élu à la culture… Il faut donc tout baser sur la plate-forme d’un projet clairement défini à l’avance avec des priorités.
Je vous remercie.