« Je suis prêt » : l’entretien intégral de François Hollande dans l’Obs

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On arrive à la fin de votre quinquennat, et beaucoup de Français ont le sentiment que leur quotidien ne s’est pas amélioré depuis que vous avez été élu. Comment l’expliquez-vous  ?

Avant d’arriver à la fin, parlons du début. En 2012, la question était de savoir si nous allions pouvoir surmonter la tourmente qui ébranlait alors toute la zone euro, et si nous étions capables de redresser rapidement les comptes publics tout en favorisant l’emploi. Aujourd’hui, la crise financière est derrière nous, l’inflation est nulle, les taux d’intérêt sont au plus bas, le pouvoir d’achat progresse. La Sécurité sociale est à l’équilibre, et le déficit public sera inférieur à 3% de la production nationale. Le pays a retrouvé des couleurs industrielles. L’économie recrée des emplois, même si le chômage se situe encore à un niveau trop élevé. Or, c’est mon premier engagement. Il est légitime que je sois jugé sur ce résultat.

Dans le même temps, d’autres sujets ont surgi brutalement dans notre quotidien. D’abord, les attaques terroristes qui ont meurtri le pays. Ensuite, les guerres à nos portes qui sont à l’origine de la crise des réfugiés. Enfin, l’Europe connaît avec le Brexit une crise existentielle. Nous ne vivons plus dans le même monde ni dans la même Europe qu’en 2012.

J’attache donc autant d’importance à dresser l’inventaire du respect de mes engagements qu’à relever les défis d’aujourd’hui, qui se posent bien différemment qu’il y a cinq ans.

Comprenez-vous le désarroi ou la colère qui saisissent un grand nombre de vos électeurs  ?

S’il n’y avait pas de colère ou d’interpellations, ce ne serait pas des électeurs de gauche. La gauche n’est jamais indulgente à l’égard de ses gouvernements. Elle considère toujours qu’ils n’en font jamais assez ou qu’ils auraient pu faire différemment.

Je comprends l’impatience. J’accepte l’intransigeance. Mais je n’admets pas les procès en trahison car c’est l’honneur de la gauche de gouverner face à une droite qui a été dans la revanche dès le premier jour, et contre une extrême droite qui attend son tour.

La gauche ne choisit pas son moment pour gouverner. Je n’avais pas inscrit à mon programme de faire voter trois lois contre le terrorisme, une loi sur le renseignement, d’instaurer l’état d’urgence ou d’envoyer nos armées au Mali, en Centrafrique ou au Levant. Ce sont les circonstances qui en ont décidé.Je n’avais pas prévu d’augmenter le budget de la Défense, de la police, de la gendarmerie. Mais aurais-je dû renoncer à protéger les Français et à donner à nos forces de sécurité les moyens qui lui avaient été ôtés par la majorité précédente alors que les menaces sont au plus haut ? Non, évidemment  !

De très nombreux électeurs de gauche estiment pourtant que vous n’avez pas fait une politique de gauche. Etes-vous toujours de gauche  ?

En changeant de fonctions, je n’ai pas changé d’idées. Je suis de gauche. J’ai mené une politique de gauche. Une politique de gauche, c’est avoir fait de l’Education nationale la priorité en créant 60.000 postes alors que, de 2007 à 2012, 80.000 avaient été détruits. Une politique de gauche, c’est avoir réduit les inégalités fiscales. Une politique de gauche, ce sont des avancées sociales. Et il y en a eu ! 500.000 personnes qui avaient cotisé plus de 42 années sont parties à la retraite dès 60 ans et non à 62 ans. La pénibilité est désormais intégrée dans le calcul des pensions. La couverture complémentaire santé est étendue à tous les Français. Le tiers payant est mis en place. Deux millions et demi de Français parmi les plus modestes bénéficient de la prime d’activité. Une politique de gauche, c’est avoir créé le compte personnel d’activité qui s’inscrit dans la formation tout au long de la vie. Une politique de gauche, c’est avoir réussi à conclure à Paris un accord mondial sur le climat, assuré la transition énergétique, diminué la part du nucléaire, renforcé les énergies renouvelables. Et je pourrais continuer…

On pourrait continuer, oui, en évoquant les mesures qui n’ont pas été perçues comme des mesures de gauche justement…

C’était mon devoir. Je suis le président de tous les Français.

Tout de même, il y a eu des choix fondamentaux qui n’ont pas été compris par votre électorat. Quatre marqueurs ont profondément déboussolé la gauche. Le premier, c’est évidemment la renégociation du traité européen, promise pendant la campagne, à laquelle vous avez fini par renoncer…

Le traité budgétaire européen avait été signé par mon prédécesseur. En juin 2012, lorsque j’ai participé à mon premier Conseil européen, j’ai demandé non pas de revenir sur le traité lui-même, puisque tous les pays l’avaient déjà adopté, mais d’y ajouter un volet consacré à la croissance et à l’investissement. Cela a débouché sur un plan de 100 milliards d’euros, qui préfigurait le plan Juncker. J’ai obtenu parallèlement que nous puissions repousser l’objectif de 3% de déficit à 2017 au lieu de 2013.

Le traité n’a donc peut-être pas été renégocié au sens premier du terme, mais interprété de manière flexible et compatible avec les réalités.

Vous n’avez même pas essayé de le renégocier…

J’ai atteint les objectifs que je m’étais fixés et j’ai évité un plan d’austérité à la France.

Au-delà de ce cas de figure, il y avait aussi l’impression que la finance gouvernait le monde. Les Français ont encore en tête votre phrase du Bourget, et sur cette question ils n’ont pas l’impression que cela ait beaucoup évolué…

Lorsque j’ai prononcé mon discours au Bourget, la finance était dominante, écrasante même. Elle obligeait les Etats à renflouer les banques au prix d’un creusement des déficits publics. La France, comme d’autres, y avait succombé. Elle était sous la menace des agences de notation.

J’ai obtenu que ce ne soit plus les Etats qui viennent au secours des banques défaillantes, que ce soit le système financier lui-même qui en assure la charge. J’ai veillé à ce que la loi bancaire sépare les opérations spéculatives des activités de dépôt. Enfin, un fait majeur s’est produit, la Banque centrale européenne, et c’était une demande constante de la France depuis 2012, a décidé de mener une politique monétaire accommodante.

Aujourd’hui, grâce à la crédibilité retrouvée de notre pays, l’Etat se finance avec des taux d’intérêt négatifs. S’il y a eu une preuve, une seule, que le rapport de forces a changé, c’est que maintenant le prêteur, c’est-à-dire le système financier, est amené à consentir une ristourne pour obtenir le retour de son argent. Voilà où nous en sommes.

La France est-elle à l’abri d’une nouvelle crise financière  ?

Je ne prétends pas que l’on soit à l’abri de tout. Mais je constate que l’Union bancaire a prouvé sa solidité et que pas une seule banque française n’est aujourd’hui en situation de fragilité. Sur ce terrain, la comparaison avec l’Allemagne est largement en notre faveur !

Il y aura peut-être un souci avec d’autres sanctions américaines contre une banque allemande, la Deutsche Bank. Ne considérez-vous pas que les Américains, à force d’exercer des sanctions contre des grandes entreprises européennes et françaises, ont un pouvoir excessif ?

Oui. C’est pourquoi je veux que l’Europe dispose des mêmes pouvoirs pour sanctionner des groupes américains. Quand la Commission poursuit Google ou des géants du numérique qui ne paient pas les impôts qu’ils devraient acquitter en Europe, l’Amérique s’offusque. Elle est pourtant sans aucune gêne quand il s’agit de demander 8 milliards à la BNP ou 5 milliards à la Deutsche Bank.

C’est pour ces raisons que j’avais dit qu’il ne peut pas y avoir d’accord sur le Partenariat transatlantique de Commerce et d’Investissement (TTIP) tant que perdureront ces déséquilibres dans les relations et ce défaut de réciprocité.

Vous trouvez qu’il y a un excès de pouvoir des Etats-Unis  ?

Un excès de pouvoir pour récupérer de l’argent et une insuffisance de pouvoir pour faire la paix.

SUR LA SYRIE

Il y a des massacres en ce moment à Alep, que fait la France ?

La France fait tout ce qu’elle peut pour sauver Alep. Nous avons porté une résolution au Conseil de Sécurité exigeant le cessez-le-feu. La Russie y a mis son veto, seule. Nous n’abandonnerons pas Alep, nous allons poursuivre notre très forte pression afin que la trêve puisse être décidée dans les prochains jours, que l’aide humanitaire puisse parvenir à la population et qu’ensuite s’engagent des négociations entre toutes les parties prenantes. La première condition, c’est que les bombardements cessent.

La France n’a jamais accepté qu’un dictateur puisse frapper son peuple avec des armes chimiques. Août 2013 restera une date clé dans l’histoire de ce conflit. La France était prête à frapper le régime syrien, qui avait franchi la ligne rouge en recourant à des armes prohibées par toutes les conventions internationales, nos partenaires y ont renoncé. Une autre voie s’est alors dessinée. Elle a été utilisée par le régime pour chercher un appui chez son allié russe et par Daech pour réduire l’opposition modérée. Ce signal a été interprété comme une faiblesse de la communauté internationale. C’est ce qui a provoqué la crise en Ukraine, l’annexion illégale de la Crimée et ce qui se produit en Syrie en ce moment même.

Or, le mandat de Barack Obama touchant à sa fin, il est peu probable que les choses changent d’ici à la fin de l’année. La France a donc décidé de prendre toutes les initiatives nécessaires et d’assumer ses responsabilités de membre permanent du Conseil de Sécurité.

Avez-vous eu le sentiment d’être lâché par Barack Obama ?

Non. Il voulait être fidèle à sa promesse de campagne de ne plus engager les Etats-Unis sur des théâtres d’opérations extérieurs. Mais, aujourd’hui, ce sont les avions de Bachar al-Assad, aidé par les Russes, qui détruisent Alep. Sous les bombes, il y a sûrement des fondamentalistes, mais aussi des femmes, des enfants, des vieillards qui ne peuvent s’échapper. Alep est aujourd’hui un défi pour la communauté internationale. Ce sera son honneur ou sa honte.

Un autre marqueur qui n’a pas été compris par votre électorat est le virage en matière de politique économique, cette politique de l’offre au nom de la compétitivité, perçue comme une politique de cadeaux aux entreprises…

Pendant la campagne en 2012, j’avais indiqué qu’il y aurait une phase de redressement indispensable avant toute redistribution. Je pensais surtout au rétablissement des comptes publics. La dette avait explosé de 2007 à 2012, passant de 65% à 90% du PIB. Un record historique !

Mais je n’avais pas suffisamment mesuré l’ampleur de la dégradation industrielle pendant les dix années précédentes. Dès le lendemain de l’élection, j’ai été confronté à « une pluie » de plans sociaux, qui avaient été retardés pendant toute la période précédente.

J’ai demandé à l’été 2012 un rapport à Louis Gallois. Ses conclusions ont montré que si rien n’était fait, nous allions connaître une spirale de déclin, nos entreprises allaient décrocher et l’emploi s’effondrer. La conclusion est qu’il fallait absolument alléger de 20 à 30 milliards d’euros les charges des entreprises.

C’est ce que proposait Nicolas Sarkozy à la fin de son quinquennat…

Oui, et qu’il n’avait pas fait  ! Il avait annoncé en pleine campagne une hausse de 1,6 point de la TVA sans la mettre en œuvre. J’ai donc décidé dès la fin de l’année 2012 d’alléger le coût du travail avec le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE). Puis il y a eu le pacte de responsabilité en janvier 2014, financé par des économies budgétaires, et la création d’une contribution écologique.

Considérez-vous aujourd’hui que la collectivité en a eu pour son argent  ?

Les marges des entreprises se sont reconstituées, l’investissement est reparti.

Et l’emploi  ?

L’emploi a tardé à reprendre, comme souvent avec les politiques de l’offre, dont les effets sont plus lents, mais plus durables.

On parlait d’un million de créations à l’époque, or selon une étude le premier bilan ne dépasse pas 50.000 à 100.000 emplois au maximum…

C’est le Medef qui parlait d’un million d’emplois  ! Avec badges et calicots  ! Pour les ranger aussi vite dans ses armoires dès qu’il a été mis devant sa responsabilité.

Mais dans le contexte que nous connaissons, aider les entreprises c’est soutenir les salariés. Car sans ces mesures, le déclin industriel de la France se serait poursuivi, les licenciements se seraient multipliés et notre pays aurait perdu sa souveraineté et son rang dans la mondialisation. Quelle était l’autre voie  ? Relancer  ?

En favorisant la demande…

Cette question s’est posée. Mais augmenter encore la dépense publique, laisser filer les déficits, distribuer ce que nous n’avions pas encore produit nous aurait disqualifiés avec une dette plus lourde, des taux d’intérêt plus élevés, des entreprises exsangues et aucun effet sur l’emploi.

Mais je n’ai renoncé à rien et les engagements ont été tenus. Le budget de l’Education nationale est devenu le premier du pays, la protection sociale a été élargie avec la revalorisation de l’allocation personnalisée d’autonomie, de l’allocation de rentrée scolaire, la généralisation de la complémentaire santé, le soutien au logement social, le plan pauvreté avec l’augmentation de 10% du RSA.

Nous avons tenu bon même si ce qui touche les plus pauvres n’est pas toujours populaire… La marche vers le progrès ne s’est pas arrêtée. Et nous avons même, avec le gouvernement de Manuel Valls, baissé les impôts des classes moyennes à partir de 2014.

Vous avez une bonne conscience de gauche  ?

J’essaie de traiter lucidement la mauvaise, et de justifier concrètement la bonne. Parce que si la gauche n’est pas fière de ce qu’elle accomplit quand elle est au pouvoir, alors elle se disqualifie, et pour longtemps. N’attendons pas que la droite dure défasse ce que nous avons bâti pour défendre les acquis d’une gauche supposée trop molle. Que l’on me cite un pays en Europe où la politique menée serait plus à gauche que la nôtre. Je ne réclame pas des compliments. De ce point de vue je ne suis jamais déçu ! Mais je refuse l’accablement mortifère dans lequel se complaisent certains esprits chagrins.

Une autre mesure a profondément choqué et restera comme une blessure morale pour beaucoup de Français, c’est la déchéance de nationalité, que vous avez proposée alors que vous la dénonciez par le passé…

Je mesure le trouble que cette initiative a pu créer. Je m’étais moi-même opposé lorsque Nicolas Sarkozy, en juillet 2010, avait voulu étendre les cas pour lesquels la déchéance de nationalité pouvait être prononcée.

Ce n’était pas le principe de la déchéance que vous contestiez ?

Non, puisque la déchéance de la nationalité existait déjà dans le Code civil, y compris pour de simples délits commis par des individus ayant acquis la nationalité française.

Ce que je contestais, c’était l’idée d’élargir son champ d’application, sans aucune restriction.

Cela n’a pourtant jamais fait partie de l’arsenal idéologique de la gauche…

Ai-je dit cela  ? Non. Je continue de penser qu’elle doit être maniée avec une extrême précaution.

En 2015, nous l’avions d’ailleurs utilisée, pour cinq individus condamnés pour leurs liens avec des activités terroristes, sans que ces décisions ne suscitent la moindre réaction.

Au lendemain des terribles attentats de Paris et de Saint-Denis, la France est sous le choc. Je sens la colère monter, le pays peut se fracturer. Je me souviens des regards, des interpellations aux abords du Bataclan –  »Alors qu’est-ce que vous avez fait depuis janvier  ? » –, alors même que nous avions déjà fait voter une loi antiterroriste, une loi sur le renseignement, et renforcé les moyens des forces de sécurité.

Et vous cédez à cette colère ?

Non, je la domine. J’ai reçu le dimanche tous les responsables de l’opposition. Je leur annonce que je m’exprimerai le lendemain devant le Congrès à Versailles. J’appelle à l’unité nationale. Pour y parvenir, je reprends des propositions qui n’appartiennent pas à ma famille politique mais qui restent conformes à mes principes. C’est à ce titre que la déchéance de nationalité limitée aux seuls crimes terroristes me paraît acceptable. Et pour éviter les abus, elle doit être strictement encadrée par la Constitution.

Acceptable ou souhaitable ?

Acceptable à la condition de rassembler.

Vous pensiez sérieusement que c’était une bonne mesure pour lutter contre le terrorisme ?

Non, puisque les terroristes veulent mourir. La déchéance de nationalité n’a donc aucune valeur dissuasive. Elle s’inscrit dans un plan d’ensemble pour unir le pays, face à une épreuve que nous n’avions jamais connue et à un ennemi qui nous a déclaré la guerre en enrôlant de jeunes Français dressés pour tuer d’autres Français.

C’est donc un gage que vous donnez à la droite  et, finalement, ça fracture la gauche et même la droite, et ce n’est pas adopté.

Au Congrès à Versailles, tous les parlementaires se lèvent pour applaudir le plan que je présente. Mais, à partir de décembre, un débat s’ouvre à gauche comme à droite sur la portée de la déchéance, sur son caractère discriminatoire, puis sur l’intérêt de la constitutionnaliser. Il y avait de la bonne foi chez beaucoup, des arrière-pensées chez d’autres.

Dès lors que la révision constitutionnelle divisait alors qu’elle devait rassembler, j’ai préféré y renoncer.

Vous le regrettez aujourd’hui ?

Oui. Et surtout de ne pas avoir réussi à nous donner un cadre commun sur ces questions.

Soyons plus précis, vous regrettez que cela n’ait pas été adopté ou vous regrettez au fond d’avoir pris cette décision ?

(Silence.) Je regrette que la gauche l’ait regardée comme une mesure qui pouvait diviser. Je regrette que l’opposition en ait fait un sujet de surenchère politique.

Mais vous n’empêcherez pas la droite, demain ou après-demain, si elle revient au pouvoir, d’utiliser le fait qu’il n’y a pas eu de réforme constitutionnelle pour élargir, par la loi, la déchéance de nationalité.

Vous disiez tout à l’heure « la marche vers le progrès ne s’est pas arrêtée », mais le dernier marqueur du désarroi à gauche est la loi El Khomri, qui a été ressentie par beaucoup comme une régression.

La loi El Khomri est une loi sociale. Elle institue le compte personnel d’activité, elle généralise la garantie jeune, elle renforce le droit syndical dans les entreprises, elle protège les salariés dans les entreprises du numérique, elle favorise le dialogue dans l’entreprise.

Mais tout le reste, assouplir les licenciements, plafonner les indemnités prud’homales par un barème, inverser la hiérarchie des normes… c’est de gauche ?

Tout ce que je viens de dire est de gauche. La loi El Khomri a aussi une dimension économique. Elle clarifie les règles du licenciement. Elle simplifie la procédure prud’homale. C’était nécessaire, il y avait trop d’incertitudes pour les employeurs et d’injustice pour les salariés. Le barème des indemnités a été rendu purement consultatif pour laisser au juge son pouvoir d’appréciation.

Quant à la hiérarchie des normes, j’ai considéré que le niveau de l’entreprise était celui qui offrait le plus de souplesse et le plus de garanties. Plus de souplesse, car c’est là que l’organisation du travail peut être le mieux adaptée à la vie des salariés, et plus de garanties car seuls les syndicats majoritaires peuvent signer des accords d’entreprise.

Le rapport de forces n’est pas favorable aux salariés dans les entreprises…

Justement, la loi est faite pour renforcer la présence des syndicats dans les entreprises, notamment les PME. Si un employeur veut conclure un accord dérogatoire, il sera obligé d’en convaincre les syndicats représentant la majorité des salariés. Comment iraient-ils contre leurs intérêts sauf à être sanctionnés par eux ?

Tout ce qui contribue au dialogue social avec des partenaires forts est un progrès. La preuve, les syndicats réformistes ont soutenu cette loi parce qu’ils ont considéré que c’était une façon pour eux de peser davantage dans les négociations et d’en tirer un certain nombre de fruits.

A vous entendre depuis le début de cet entretien, vous avez appliqué votre programme, vous êtes vraiment de gauche. Donc soit les Français sont vraiment bêtes, soit il y a vraiment un problème avec vous.

Je suis nécessairement le premier concerné. Je suis le président, c’est de moi que les Français attendent de l’explication, de la cohérence et aussi des résultats.

A mesure que l’on se rapproche de la présidentielle, ils vont pouvoir comparer non pas ce que j’ai fait avec ce que j’avais promis, même si je suis prêt à l’inventaire sur mes 60 engagements ; ils vont pouvoir comparer ce que j’ai fait dans le contexte que chacun connaît avec ce que proposent ceux qui prétendent nous remplacer. La question n’est donc pas tant de savoir si on n’aurait pas pu aller plus loin – dans bien des domaines, on pourra m’en faire le reproche – que de savoir jusqu’où nous pourrions revenir très loin en arrière si nos concurrents l’emportaient.

Le reproche qui vous est opposé ne porte pas tant sur ce qui a été fait, mais sur la cohérence…

Notre cohérence c’est d’avoir préservé la cohésion nationale en redressant notre économie et en sauvegardant notre modèle social. Notre cohérence c’est d’avoir protégé les Français sans renoncer à l’Etat de droit. Notre cohérence c’est d’avoir fait avancer les libertés (le mariage pour tous…) et préparé l’avenir (la transition écologique).

Je reconnais qu’il n’est pas facile de faire prévaloir un récit global quand tout est jugé à l’aune du flux quotidien de l’information en continu, comme les épisodes d’un feuilleton sans lien les uns avec les autres sauf les personnages ! Et puis il y a le doute entretenu par les critiques venues du camp de la gauche.

En 2012, la gauche avait pourtant en main tous les leviers du pouvoir…

Oui, mais elle n’était pas idéologiquement majoritaire dans le pays, elle ne l’a d’ailleurs jamais été… Moi-même, quand je me présente devant les Français après dix ans de droite, je ne recueille « que » 28% des voix au premier tour, et la gauche en totalité n’en fait qu’à peine plus de 40%.

Il a fallu rassembler plus largement pour gagner. Plus par rejet que par adhésion. C’est la raison pour laquelle j’ai appelé au gouvernement tous ceux qui voulaient y participer.

Mais aujourd’hui, beaucoup de ceux-là vous critiquent ou envisagent de se présenter contre vous !

J’admets la critique. Parfois la concurrence. Jamais la division. Pourtant, il y a péril pour la gauche de gouvernement. La social-démocratie peine partout en Europe à justifier sa ligne d’équilibre, le populisme détourne une partie du peuple de ses intérêts. La radicalité à gauche empêche les alliances. Le repli identitaire favorise les droites elles-mêmes de plus en plus tentées par le souverainisme. Le communautarisme mine les solidarités. Voilà le tableau. Et voilà pourquoi les prochaines élections en France seront décisives pour toute l’Europe et pour l’avenir de la gauche en son sein.

Alors élevons-nous au niveau requis par la situation. Revendiquons nos réussites économiques, elles sont là. Valorisons nos avancées sociales, écologiques, sociétales. Le progrès ne s’est pas arrêté. Assumons nos positions sur la sécurité, alors même qu’il nous faut faire face à de nouvelles menaces. N’ayons pas peur d’être européens, au moment où beaucoup à droite ne le sont plus.

Beaucoup de ceux qui envisagent de se présenter en 2017 ont été vos ministres. Vous ne savez pas vous entourer ou ce sont eux qui vous ont trahi ?

La vie politique française est exacerbée par l’échéance présidentielle. Et le système des primaires n’arrange rien. Toute personne croyant disposer d’un capital de sympathie dans un sondage imagine qu’il peut devenir président, ou tout au moins figurer dans la course.

Regardez ce qui se passe à droite… Ils sont sept en lice, dont l’ancien chef de l’Etat, son ancien Premier ministre, son ancien ministre des Affaires étrangères, son ancien ministre de l’Agriculture et même son ancienne ministre de l’Ecologie… Ils gouvernaient tous ensemble il y a cinq ans, ils sont tous en compétition aujourd’hui. Ils portent d’ailleurs tous le même programme.

Le seul camp qui ne se pose pas la question de son candidat, c’est l’extrême droite. Donc, si les partis de gouvernement et plus particulièrement les forces de progrès sont pris dans le vertige, le narcissisme, le pugilat, l’éparpillement ou l’aveuglement, alors qu’en face se dessine une menace qui n’est plus secondaire mais principale, alors permettez-moi, dans la fonction que j’exerce, de dire quels sont les risques et quels sont les enjeux.

Revenons à vos anciens ministres…

Que des ministres puissent quitter un gouvernement, alors qu’ils ont l’opportunité de changer la France, d’avoir les leviers en main pour peser sur la politique économique ou industrielle, sauver des emplois, redresser des secteurs entiers, s’atteler aux problèmes du décrochage scolaire ou du logement, eh bien je pense que c’est une forme d’oubli de ce qu’est le sens de la vie politique.

Comment et pourquoi y renoncer ? Etre ministre de la République, c’est une mission exaltante qui donne un sens à une vie politique. Ce n’est pas un passage, un moment, une étape, c’est un aboutissement. Alors bien sûr les temps sont difficiles. Alors, c’est vrai, il y a plus de coups à prendre que de lauriers à glaner.Mais c’est ce qui fait la grandeur de la tâche.

Est-ce que vous vous dites parfois « je vais être le président qui pourrait permettre l’arrivée de Marine Le Pen au pouvoir » ?

Marine Le Pen a fait 17% en 2012, et a réuni encore plus de voix sur son nom que son père en 2002. La montée de l’extrême droite est une réalité partout en Europe et même aux Etats-Unis. Reproche-t-on à Obama le score de Trump ? Tous les partis de gouvernement ont une part de responsabilité.

Mais ce n’est pas en dérivant vers le populisme, le souverainisme, l’extrémisme que nous en finirons avec le FN, ni en jouant avec la peur, d’ailleurs de plus en plus faible, qu’il inspire, mais en montrant que la France a en elle les ressources pour réussir sans avoir besoin de rompre avec elle-même.

Mais le FN est devenu le premier parti de France sous votre quinquennat…

Sur quel thème progresse-t-il ? Essentiellement sur celui de l’immigration et de la peur de l’islam.Qu’attend-on de moi ? Que je coure derrière les thèses du Front national pour l’empêcher d’accéder au pouvoir ? Ce serait un reniement. Que je combatte davantage le FN et ses solutions ? Je ne cesse de le faire en disant clairement aux Français que ce n’est pas en sortant de l’Europe ou en installant des murs aux frontières et des barbelés face aux échanges qu’on va donner à l’économie et aux travailleurs français la moindre chance d’avenir.

La France n’est plus la France quand sont attaqués des centres d’accueil de migrants et que des irresponsables appellent à manifester contre l’installation de réfugiés qui ont fui leur pays pour échapper à la mort.

Mais regardons la réalité en face. Le danger d’une Europe de plus en plus brune existe. Ne confondons pas les époques. Nous ne sommes pas dans les années 1930. Mais, de glissements en glissades, il y a péril.Et plutôt que de battre notre coulpe, mieux vaut mener le combat. Il est économique, social, mais surtout culturel.

Faut-il modifier le mode de scrutin pour permettre à l’extrême droite d’entrer au Parlement ?

Mais quel que soit le mode de scrutin, elle va y entrer  ! Le plus grave, c’est la banalisation de l’extrême droite. Comme si c’était un mouvement comme les autres. La diabolisation n’a pas plus d’avenir. C’est sur sa politique et ses conséquences qu’il faut aller la chercher.

Et ceux qui dénoncent le vote utile et prétendent qu’au premier tour chacun peut voter comme il l’entend pour faire entendre sa voix doivent savoir qu’à ce jeu ils seront devant le dilemme de voter pour la droite pour empêcher l’extrême droite. Est-on sûr qu’ils le feront  ? 2017 n’est pas 2002.

Que pensez-vous de ces électeurs de gauche qui se disent prêts à aller voter Juppé à la primaire de la droite pour éviter l’éventualité d’avoir à choisir entre Sarkozy et Le Pen au second tour de la présidentielle ?

Parlons simplement. Le premier devoir d’un électeur, c’est de faire valoir ses idées. Je pense que si nous installons l’idée que pour éviter l’extrême droite il faut voter pour la droite, eh bien, à ce moment-là, il n’y aura plus de gauche.

Si l’extrême droite est un danger pour notre modèle républicain, la droite met en cause notre modèle social. La droite est dans la revanche, la réaction et la régression. C’est le programme commun de tous ces candidats.

Régression  ?

Oui. Le « programme commun de la droite » ne consiste pas à défaire ce qui a été fait depuis cinq ans mais à revenir sur des droits et des principes qui ont mis des décennies pour être conquis et acquis. L’âge de la retraite serait porté à 65 ans. La durée légale du travail reviendrait à 39 heures, et donc les heures supplémentaires seraient payées comme les heures normales. Une partie de la Sécurité sociale serait privatisée, le statut de la fonction publique serait démantelé, 300.000 postes de fonctionnaire seraient supprimés dans la meilleure des hypothèses, 100 milliards d’euros seraient taillés dans les dépenses publiques, notamment dans l’Education nationale et la solidarité, l’ISF serait abrogé, la TVA augmentée, la fiscalité du capital abaissée. Ce ne sont pas des caricatures, des exagérations, des inventions. Je viens de lire leur programme.

2017 : et si la droite faisait pire que Hollande ?

Vous les mettez tous sur le même plan ?

Sur ce plan, oui.

Faites-vous une différence entre eux sur d’autres sujets ? Vous retrouvez-vous par exemple dans ce concept d’ »identité heureuse » de la société française qu’Alain Juppé appelle de ses vœux ?

Les deux mots sont mal choisis. « Identité », parce que la France est renvoyée à son passé alors que c’est l’idée de la France qui constitue son histoire et son avenir. Et « heureuse » parce que c’est un malentendu.Ce qui est proposé par Alain Juppé c’est une solidarité malheureuse.

Je ne récuse pas l’idée du bonheur mais en politique ce sont des règles sociales respectées, des droits établis, des avancées durables, un environnement protégé, une sécurité garantie, c’est de pouvoir vivre dans une société apaisée, harmonieuse.

Il y a un côté décliniste dans le discours de droite qui consiste à dire que c’était mieux avant. Que proposez-vous aux Français pour que ça aille mieux demain ?

Rien n’est plus faux que de dire que c’était mieux avant. Je ne nie pas les difficultés auxquelles les Français ont dû faire face ces dernières années, mais nous vivons collectivement aujourd’hui mieux qu’hier, grâce aux progrès techniques, sociaux écologiques, médicaux… La droite est dans la nostalgie, avec des professeurs en blouse grise, des chants à la récré et des règles pour taper sur les doigts, avec le retour du service militaire, même si beaucoup de ceux qui se font les chantres de la conscription en ont décidé la suppression…

En clair, c’était mieux avant Mai-68, quand les femmes obéissaient aux hommes, quand les ouvriers travaillaient sans protester et que les employées de maison n’étaient pas déclarées. C’était mieux quand on vivait à la campagne, qu’on mangeait des topinambours et que la terre ne mentait pas.

Mais il y a aussi une mélancolie de gauche. C’était mieux quand le Front populaire instituait les congés payés, quand François Mitterrand abolissait la peine de mort, quand Lionel Jospin instituait les 35 heures.Et surtout quand la gauche était dans l’opposition.

Donc, quelles doivent être les priorités de la gauche ?

La première, c’est de redonner de la fierté aux Français et ça va bien au-delà de la gauche car c’est une question clé pour la confiance du pays.

Pourquoi la France doute-t-elle tant d’elle-même alors qu’elle est aimée et admirée partout dans le monde ? Pourquoi salue-t-on sa créativité, sa culture, son savoir-faire, ses technologies alors que nous doutons ici de trouver des solutions ? Voilà ce à quoi nous devons nous atteler. Après avoir redressé le pays, nous devons lui redonner l’esprit de conquête.

Plus précisément, quels sont pour vous les chantiers de demain  ?

La cohésion nationale. Tout ce qui peut contribuer à vivre ensemble, avec des règles qui respectent les différences tout en garantissant la laïcité, la sécurité et la liberté. Nous ne céderons sur aucun principe, sans qu’il soit besoin d’écarter et de stigmatiser. Face aux risques de fracas, de dislocation et de division voire de séparation, l’unité est essentielle.

Durant ce mandat, avec les gouvernements de Jean-Marc Ayrault et de Manuel Valls, beaucoup a été fait pour redresser les finances publiques et sociales, améliorer la compétitivité, moderniser le droit du travail, donner toute sa place à la transformation numérique, réussir la transition écologique, changer notre organisation territoriale, accompagner l’outre-mer vers l’égalité réelle. Ces politiques doivent disposer du temps nécessaire pour produire leurs effets.

Ce qui compte maintenant, c’est de préparer l’avenir, à partir du socle qui a été constitué, notamment dans des domaines comme la recherche, l’enseignement supérieur, la culture ou les nouvelles technologies.

L’enjeu c’est la force de la France. De ses territoires, de ses entreprises, de ses services publics. La jeunesse doit rester le grand chantier. La violence s’est installée dans certains de nos quartiers, l’agression des policiers de Viry-Châtillon en est encore la plus tragique illustration. La radicalisation prospère sournoisement sur la désespérance. Et les discriminations sont vécues de plus en plus brutalement. Et en même temps la République montre qu’elle est capable d’intégrer, de promouvoir et d’assurer la réussite. C’est une bataille décisive qui se joue.

Vous déroulez devant nous un programme pour l’avenir. Qu’est-ce qui pourrait faire que ce ne soit pas vous qui le portiez en 2017  ?

Je ferai connaître ma décision au mois de décembre. Je me tiens à ce calendrier. D’ici là, comme président de la République, je continuerai inlassablement à défendre la cohérence de la politique que je conduis. Je l’assume pleinement. Je ne vais pas m’en excuser ou m’en débarrasser. Je suis lucide sur ce qui a pu être compris ou contesté, j’en ai tiré les leçons, j’ai agi conformément à mes engagements et à mes valeurs, et je demande à être jugé sur un bilan.

Mais il ne peut suffire. Etre candidat à l’élection présidentielle exige de porter un projet qui ouvre aussi une nouvelle étape qui porte un espoir et qui ne peut être simplement l’expression d’un refus.

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