Éloge funèbre de Pierre Bérégovoy par Philippe Séguin, Président de l’Assemblée nationale, 18 mai 1993

« Pierre Bérégovoy est décédé le samedi 1er mai à vingt-deux heures quinze, au cours de son transfert entre l'hôpital de Nevers et l'hôpital militaire du Val-de-Grâce à Paris. » Ce communiqué laconique a mis un terme, dans la nuit du 1er au 2 mai dernier, à l'ultime et fragile espoir que, depuis quelques heures, nous entretenions encore sur les chances de survie de notre collègue, le député-maire de Nevers. Ainsi se trouvait interrompue, avec une brutalité inouïe, qui a saisi la France entière de stupeur et de tristesse, une vie d’un cours et d'une intensité exceptionnels. Une vie guidée et tendue à la fois par l'idée de la solidarité et l'exigence du progrès social. Il n'est que de se souvenir de ce 7 juillet 1982 qui vit Pierre Bérégovoy gravir pour la première fois les degrés de notre tribune démarche qu'il allait répéter si souvent. Nommé au Gouvernement quelques jours auparavant, il venait présenter un projet de loi relatif à la composition des conseils d'organismes de sécurité sociale, sujet technique et austère s'il en fut. Il tint cependant à inscrire immédiatement son action dans la lignée dus luttes syndicales en faveur de la mutualité, évoquant avec insistance « les premières solidarités du monde ouvrier, marques d'une des époques les plus fécondes de l'histoire de notre pays ».

 

À l'heure, toujours poignante, du rendez-vous initiatique avec ces lieux chargés des souvenirs de la République, à l'heure de sa première rencontre avec la représentation nationale, il éprouvait sans doute, comme chacun de nous en de telles circonstances, ce mélange de fierté pour soi-même et d'inquiétude pour ce que l'on sait de ses faiblesses. Aussi avait-il ressenti le besoin de s'ancrer dans la plus forte des fidélités, l'histoire des conquêtes sociales et du mouvement ouvrier. Telle fut toute sa vie, inscrite dans une fidélité absolue aux idéaux et aux engagements de sa jeunesse, une fidélité tenace, qui demeure l'honneur le plus authentique des hommes politiques. Préservons aujourd'hui le mystère du geste qui brisa cette vie. De ce geste qui renvoie chaque Française et chaque Français à ses propres interrogations comme il nous renvoie à nos doutes les plus intimes. Conservons pour nous-mêmes la méditation qu'il nous impose sur, la part d'ombre, les épreuves et les espoirs trompés qui jalonnent la vie d'un homme public, sur les exigences terribles et l'engagement entier qu'appelle parfois le service de la nation, très loin de l'ironie facile ou des sourires entendus dont on accable trop souvent ce choix.

Ne commentons pas plus avant cette mort voulue dont la vérité dernière nous échappe et nous dépasse. Il y a eu assez d'exégèses de cette mort brutale, assez d'hypothèses agitées, de théories répandues et de certitudes assénées pour ne pas en ajouter de nouvelles. Ce n'est pas seulement la mort de Pierre Bérégovoy, qui doit parler, c’est sa vie. Sa vie placée, à tant d'égards, hors de toutes les séries. Le rappel des luttes populaires qu'il fit à cette tribune en 1982 portait assurément la marque de ses origines familiales et de sa naissance, en décembre 1925, près de Rouen. Sa famille était modeste. C'est peu dire que rien ne le prédestinait à devenir un jour Premier ministre. Circonstance probablement aggravante, l'origine ukrainienne de son père, ancien capitaine de l'armée du tsar. Enfant, il n'était pas simplement, comme on l' a dit, « le petit chose » ; il était surtout le petit Russe », comme le lui rappelaient parfois cruellement certains de ses camarades d'école.

Rien ne le prédestinait, ai-je dit après d'autres, à atteindre les sommets de l'État. Peut-être ! Mais nous sommes en France et nous sommes en République. De la République, qui allait se régénérer dans la Résistance, Pierre Bérégovoy aurait, toute son existence durant, le culte chevillé au corps.

S’il devait en incarner lui-même tant de qualités, c'est aussi qu'il allait exprimer mieux et plus que quiconque dans sa vie, sa carrière, ses choix, ses succès enfin, les extraordinaires potentialités qu'elle recèle. Lui qui se formerait, année par année, à l'exercice de responsabilités nouvelles qui lui révéleraient l'ampleur de ses talents, n'exprimait-il pas ce que notre démocratie républicaine peut produire de meilleur : un creuset par l'école, la solidarité par la vie associative, et ce second enseignement supérieur que représente la promotion des hommes par l'activité politique et syndicale ?

De ces valeurs républicaines, quel symbole plus éclatant et plus émouvant à la fois que ces écoliers, membres de son conseil municipal des enfants, rassemblés, le jour des obsèques, au tout premier rang du choeur de la cathédrale de Nevers ? Qui, mieux que ce petit maghrébin, ce petit asiatique, cette petite africaine pouvait porter ce message que l'hommage rendu aux vertus d'un homme s'adressait aussi à la République qui avait rendu possible leur libre déploiement ? Car c'est bien la République qui permit que tout soit conquis par celui à qui il avait été si peu donné, si peu, hormis l'essentiel, à savoir le courage, la fermeté et une volonté inébranlable. « Quand on veut - aimait-il à répéter - on peut. » De toute part, ces derniers jours, sont revenus les témoignages de cette foi dans les venus de la volonté « Il n'y a pas d'obstacle qui résiste à une volonté très forte », avait-il répété encore il y a un an, en présentant le programme de son gouvernement, ajoutant : « Une partie n'est jamais perdue d'avance. Il suffit d'avoir la volonté de convaincre et de gagner. »

Cette force-là lui permit d'avancer pas à pas, sans précipitation mais avec ordre, avec méthode, et même avec une tranquille sérénité. Cette ascension paraît d'autant plus prodigieuse qu'aucune froide ambition ne semble l'animer. Pierre Bérégovoy s 'est élevé sans l'avoir calculé ou programmé. Non, il s'est élevé en l'ayant simplement mérité. Cet acharnement à se faire tel qu'on a voulu être, à donner à sa vie une unité forte, est tel que tout, chez cet homme qui chemine, apparaît clair, naturel et comme allant de soi.

À seize ans, il est ajusteur-fraiseur au tissage Frelckel et Herzog. À dix-sept ans, il vend des billets dans une gare normande. Naturel sera, peu de temps après, son engagement dans la Résistance avec les cheminots qu'il renseigne ; naturelle, aussi, sa participation, aux côtés de milliers d'autres FFI, à l'amalgame voulu par le général de Gaulle, ce qui lui vaudra ultérieurement de stationner avec son régiment en Tunisie, pays qu'il découvrit avec ravissement.- comme, plus tard, le Maroc - et auquel il ne ménagera jamais une affectueuse amitié ; naturelle encore, sa fidélité au service public, quand il passe de la SNCF à Gaz de France ; naturelle, sa promotion d'un poste d'agent technico-commercial à une responsabilité de direction au sein d'une filiale stratégique ; naturel, son goût du travail, à la faveur notamment des cours du soir et de la formation professionnelle, qui sont une autre chance que la République sait donner au mérite ; naturelle, son adhésion à la SFIO que détermine sa découverte de Léon Blum en 1946 ou encore son entrée au syndicat Force ouvrière . Naturels enfin, les doutes qui l'ont assailli, à partir des années 1955-1956, comme militant d'un parti auquel il reproche très tôt de s'éloigner de la conception qu'il se fait des idéaux du socialisme.

Il y a certainement chez cet homme, d'une absolue fidélité envers les siens, un authentique refus du compromis. Fondateur du parti socialiste autonome, il devient ensuite l'un des dirigeants du PSU. Partisan de l'adhésion de celui-ci à la FGDS, mais minoritaire, il fondera le club Socialisme moderne : le voici à la recherche, comme toujours, d'une authenticité. Ce n'est pas un calcul personnel qui l'anime, un esprit de clan, aussi bien, plus tard, dans son parti, ne cherchera-t-il jamais à rassembler ceux qui pourraient lui sembler les plus proches. Ce qui l'anime, tandis que sa famille politique se cherche au cours de ces années soixante, c'est la conquête, la reconquête ; d'une sincérité dans l'engagement, d'une foi dans l’idéal.

Son ardeur et sa pugnacité l'avaient fait remarquer de Pierre Mendès-France dont il devint successivement le conseiller social, l'un des plus proches collaborateurs, enfin un véritable disciple. À cette haute figure, une fois encore, il resta toujours fidèle, au point de devenir, en 1991, près de dix ans après la mort de Pierre Mendès France, le président de l'institut qui porte son nom. En 1981, après avoir douze années durant participé aux organes directeurs du parti socialiste, après avoir activement travaillé à la victoire de François Mitterrand, le voilà qui accède, à la surprise de beaucoup qui le connaissent encore si peu, au poste clé dc secrétaire général de la présidence de la République. Pour la première véritable alternance de la Vème République, il aura été chargé de préparer la passation des pouvoirs, puis le redémarrage des rouages de 1’Etat. À peine plus d'un an après, il est nommé ministre des affaires sociales et de la solidarité. « Et de la solidarité il insista souvent sur l'intitulé exact de son titre. Il ajoutait ici même : « A l'heure où la crise accentue l'égoïsme des nations, il faut réunir les Français autour d'un grand dessein social »

Cette ambition ne lui apparaissait pas contradictoire avec l'adoption de positions courageuses qui n'étaient pas nécessairement en phase avec les sentiments immédiats de l'opinion, pas davantage qu'elles ne l'étaient avec les choix spontanés de nombre de ses amis. Il se distingua d'ailleurs par une détermination farouche à assumer les contraintes de ce que l'on a appelé à partir de 1983 la politique de rigueur, une politique dont pourtant il ne semble pas avoir été immédiatement et spontanément partisan lorsqu'elle fut choisie. Ces hésitations étaient à son honneur. Mais il avait choisi, avant toute chose, la fidélité : lorsque sa décision était prise, il s'y tenait. Cet esprit de continuité lui valut une grande notoriété internationale. Elle le rendit vite indispensable. De juillet 1984 à mars 1986 et encore de mai 1988 à mars 1992, il eut la charge écrasante de conduire la politique économique du pays, dans les gouvernements de Laurent Fabius, Michel Rocard et Edith Cresson.

À ces postes successifs, il accomplit des choix difficiles, supporta des critiques constantes, essuya parfois aussi les chocs en retour de décisions humaines, donc nécessairement imparfaites, comportant leur part d'indéniables réussites et leurs zones d'incertitudes, voire d'échec. II n'est nul besoin de partager les choix du ministre pour reconnaître la sincérité, l'ardeur et le courage civique de l'homme qui ne cherchait ni la popularité facile qu'on associe au laxisme, ni les astuces consistant à déplacer sur d'autres ou sur le cours naturel des choses la responsabilité des décisions prises.

La période de cohabitation lui valut de siéger deux années durant dans cet hémicycle et de s'illustrer au sein dc notre commission des finances. S'accoutumant très rapidement à nos usages et à nos procédures, il s'imposa comme l’un des porte-parole les plus écoutés du groupe socialiste, et nul ne fut surpris de le voir choisi pour diriger la campagne du candidat François Mitterrand.

Quelques années auparavant, il avait trouvé dans son élection à la mairie de Nevers, cette ville du plein cœur de la France, l'occasion d'un enracinement qui lui avait été longtemps refusé. Ses origines, les pérégrinations imposées par sa vie professionnelle, l'avaient jusque-là empêché de se fixer. Et l'on ne saurait même considérer comme de premières tentatives les concessions faites précédemment au devoir du militant d'assurer la présence de son parti dans des circonscriptions réputées difficiles.

Plus encore que son élection au Conseil général, l'estime affectueuse que lui portèrent vite les Nivernais attesta de la réussite de son nouvel ancrage. L'arrivée de Pierre Bérégovoy à l'Hôtel Matignon apparut à chacun - ami ou adversaire - dans la nature des choses et comme une juste récompense. Pierre Bérégovoy inspirait et incarnait depuis longtemps une politique économique, il lui revenait enfin de conduire la politique de la nation. Sa promotion couronnait des mérites incontestés - et consacrait de longues années d'un dévouement et d'une loyauté qui ne furent jamais pris en défaut. Mais les deux missions qui lui étaient désormais assignées étaient également impossibles.

Le chef du Gouvernement se trouvait confronté à un brusque approfondissement de la crise que ni l'environnement international ni les perspectives d'achèvement de la législature ne lui donnaient le temps et les Moyens de maîtriser.

Quant au chef de la majorité, il était clair que rien ne pourrait lui sourire. L'alternance était ressentie comme une nécessité programmée. Le choix qui était fait - avec dans le pays un assentiment largement majoritaire, je puis en témoigner - de maintenir du moins un certain nombre d'équilibres fondamentaux » - le privait de toute marge de manœuvre.

Pierre Bérégovoy se reprocha-t-il l'échec des siens ? Redouta-t-il que l’on le lui reprochât ? Dans un cas comme dans l'autre, l’injustice eût été flagrante. Sans doute ne se serait-il pas posé ces questions si, de surcroît, il n'avait ressenti une amertume qui, selon ses proches, confinait à l'obsession. Que dire encore qui n'ait déjà été tant de fois évoqué des tourments qui affectèrent les dernières semaines de la vie de Pierre Bérégovoy ?

La suspicion et la rumeur sont, nous le savons, les produits d'une alchimie subtile. Alchimie à laquelle on se surprend parfois à avoir fourni, à son corps défendant, des ingrédients. Ingrédients dont le précipité peut révéler de mortelles propriétés. Car il n'existe pas d'antidote à ce genre de poison.

(…) nous avons pu, ici même, deviner parfois les affres par lesquelles passa Pierre Bérégovoy.

Nous partageons en effet tous les mêmes ultimes images de Pierre Bérégovoy. Il était venu très assidûment aux séances de notre assemblée depuis qu'il avait été réélu député de la Nièvre en mars dernier. Sa simplicité, son humilité ne manquaient pas d'impressionner. Il n'y eut chez lui, à aucun instant, le signe d'une distance ou d'un relâchement qui eussent été compréhensibles de la part d'un homme qui, ayant connu le sommet de l'État et ne convoitant plus aucune charge, aurait pu souhaiter se reposer ou se démarquer.

II voulut appartenir jusqu'au bout au collège que nous formons, il se voulut jusqu'au bout un homme politique, un politique parmi ses pairs. Le destin aura fait en sorte que ce soit en tant que l'un des nôtres que Pierre Bérégovoy disparaisse. C'est donc l'un des nôtres que nous saluons. Au demeurant., n'est-ce pas seulement lorsque l'Assemblée nationale a parlé à son tour que l 'on peut considérer que la France s'est totalement exprimée ? Et il n 'est pas mauvais pour cette circonstance que le tumulte ait commencé à s'apaiser.

Au-delà de nos propres querelles, le destin de Pierre Bérégovoy nous renvoie à notre condition d'homme public, à ce qui en fait à la fois la grandeur et la misère. Il y a quelques semaines, dans cette enceinte, nous nous souvenions des propos de Camus : « Le héros est celui qui fait non ce qu'il veut, mais ce qu'il peut. ». Chacun d'entre nous vient à la vie publique avec ses convictions et son enthousiasme. Chacun d'entre nous se trouve, un jour au l'autre, contraint d'en rabattre, confronté à des contraintes qui nous enserrent, des pesanteurs qui nous broient, des solidarités ou des disciplines qui nous mutilent. Notre liberté n'est jamais que conditionnelle ou surveillée. Notre initiative est toujours limitée. Et pourtant tout demeure possible à condition de comprendre la nécessité d 'adapter nos pauvres certitudes aux réalités d'un monde en mutation constante. À condition de conjuguer fidélité et sincérité. L'honneur de Pierre Bérégovoy réside dans cette double exigence que constituaient à ses yeux la fidélité à ses convictions et la sincérité dans l'action. Double exigence qui s'impose à chacune et à chacun de nous et qui demeure l'ultime critère.

D'ailleurs, le seul jugement qui vaille n'est-il pas en définitive celui que nous formulons nous-mêmes ? Que nous croyions ou non dans le jugement de Dieu, nous ne savons que trop ce que vaut le jugement des hommes. Ne nous faisons guère plus d'illusion sur le jugement de l'histoire, car elle est également écrite par eux. Non, seule importe l'idée que nous nous faisons de notre fidélité et de notre sincérité. Nul n'aurait pu faire grief à Pierre Bérégovoy de s'estimer quitte. Une terrible conjonction de circonstances aura pu le conduire à pousser plus loin son exigence. Comme l'ensemble des Français, nous en éprouvons une émotion et un chagrin immenses. Du moins Pierre Bérégovoy aura-t-il imposé à tous, par son geste, de considérer à tout jamais qu’il était en règle avec lui-même.

À Mme Pierre Bérégovoy, à ses enfants, à ses petits-enfants, aux parents et aux amis qui l'entourent, aux anciens collaborateurs de Pierre Bérégovoy, à nos collègues du groupe socialiste je présente les condoléances profondément émues et attristées de l'Assemblée nationale.

De l'usine à Matignon, Kevin Alleno, Le Rappel du Morbihan, 1er mai 2018

Minute de silence
Assemblée nationale - 5 mai 1993
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