Gilles CLAVREUL : « La gauche, c’est d’abord une certaine idée de la condition humaine »

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Délégué général de l'Aurore, un club de pensée de gauche républicaine, Gilles Clavreul a accepté de répondre à nos questions sur la refondation de la gauche.

Quelle analyse faites-vous des élections européennes et de la faiblesse des scores de gauche ?

Elle s’inscrit dans la continuité d’une crise très profonde dont 2017 n’était qu’une étape. Il y a lieu de distinguer la situation de chacune de ses composantes : la France insoumise n’a pas été en mesure de capitaliser ses succès de la présidentielle et des législatives. Elle paie à la fois les emportements de Jean-Luc Mélenchon, le retard à l’allumage puis le suivisme envers les Gilets Jaunes, et enfin ses ambiguïtés face aux dérives « culturalistes », étrangères à l’ADN laïque et universaliste du mouvement. Benoit Hamon développe des idées intéressantes mais il tourne le dos, philosophiquement, à la notion de travail, ce qui désoriente nombre d’électeurs de gauche. Il en paie logiquement le prix. Ian Brossat a incontestablement été un bon candidat, mais sans doute pas pour porter les couleurs d’un Parti communiste dont plus personne ne sait à quoi il sert ni qui il représente.

Le Parti socialiste quant à lui, n’a fourni aucun signe d’état conscient depuis deux ans. Songer que le parti d’Epinay et de Mitterrand, celui qui dominait toutes les institutions de la République jusqu’en 2014, et le pouvoir jusqu’en 2017, en est à céder la tête de liste à un inconnu du grand public à la tête d’un micro-mouvement, en dit long sur l’abîme où il se trouve. Il est quand même curieux d’observer que les Républicains sont dévastés d’avoir fait 8% et que les socialistes ont presque l’air ravis d’en avoir fait 6 ! Quant au succès des Verts, il tient pour une part aux faiblesses des autres listes de gauche, au report d’une part des déçus du macronisme, mais aussi à une vraie aspiration, qui trouve particulièrement bien à s’exprimer dans le cadre européen.

Au total, la gauche française est une des plus faibles et des plus divisées en Europe.

La question écologique est un combat susceptible de servir de ciment à la refondation de la gauche. Mais cela ne sera pas suffisant selon vous. Vous dites que la gauche devra être « écologique, républicaine et sociale ». Pouvez-vous développer ?

Plus personne ne peut nier la centralité de l’enjeu climatique et l’épée de Damoclès qu’il suspend au-dessus des générations futures. Les citoyens doivent donc exiger des politiques conséquentes et audacieuses pour faire baisser de façon significative les émissions de gaz à effet de serre (GES). En revanche, la façon dont l’enjeu écologique affecte les comportements politiques et irrigue les grands systèmes idéologiques est plus incertaine : serions-nous aux Etats-Unis, par exemple, alors oui, ce serait un facteur majeur de clivage, parce qu’il existe un puissant courant climato-sceptique et que le recours inconditionnel aux énergies fossiles fait partie de l’American way of life. En Europe de l’ouest, tous les partis ou presque intègrent la question écologique dans leurs programmes, même à l’extrême-droite ! Et par ailleurs, on voit certains partis écolos, non des moindres, développer des stratégies autonomes, ni gauche ni droite, à l’image des Grünen, et probablement aussi d’EELV, à la faveur de son score aux Européennes.

Pour toutes ces raisons, je ne crois pas en effet que l’écologie puisse être le pivot de la reconstruction de la gauche, d’autant moins que le score certes flatteur d’EELV doit être relativisé : il n’est pas très élevé dans l’absolu, ce n’est pas reproductible aux élections nationales, et ce n’est même pas un record pour les écolos. Il faut donc prendre en compte l’enjeu écologique, en faire un thème politique majeur, mais en l’articulant avec la question sociale, et dans le cadre républicain. Vous parlez d’une gauche « écologique, républicaine et sociale », personnellement je préfère changer l’ordre des facteurs : une gauche républicaine, puis sociale, puis écologique. Ce n’est pas une question de hiérarchie des valeurs ou des thèmes, mais une question de logique. En effet on pourrait très bien imaginer un Etat respectueux de l’environnement, mais autoritaire et inégalitaire. A droite, un modèle « décroissant » tournant le dos au capitalisme prédateur est en plein développement, même s’il reste assez minoritaire. Ce n’est donc pas une vue de l’esprit. En revanche, une République conséquente ne peut que prendre la question sociale à bras le corps – sinon elle n’est qu’un système aristocratique qui se survit à lui-même sous une forme plus douce.

C’est bien d’ailleurs la principale critique qui est adressée aux démocraties occidentales par les populistes, et il faut non pas leur répondre, mais y répondre. Et là, la gauche a une responsabilité qu’elle a, pour dire le moins, négligée. Enfin, une République sociale peut-elle se passer d’écologie ? Là, il y a un vrai travail politique à faire, car on a pu voir ces dernières années une contradiction apparaître entre, disons, une gauche industrialiste et productiviste et une gauche écologiste qui condamne par principe l’agriculture, sauf si elle est bio, et condamne une grande partie de l’activité industrielle.  Or la gauche ne peut pas envoyer des travailleurs au tapis, si impérative que soit la baisse des émissions polluantes. C’est ce qu’a très bien compris le chef des Verts allemands, Robert Habeck. Il a un discours d’inclusion envers les classes populaires et moyennes fragilisées par le tournant sur l’environnement.

Dans le débat actuel, République et démocratie sont souvent assimilés à des synonymes proches. Pouvez-vous nous expliquer la singularité du projet républicain en France et le rapport de la gauche au projet républicain ?

Je dirais plutôt que nous avons pris conscience assez récemment que République et démocratie n’étaient pas tout à fait des synonymes, et qui si on ne voulait pas les opposer carrément, comme l’a fait Régis Debray dans un texte retentissant paru dans le Nouvel Observateur en novembre 1989, il fallait consentir quelque effort, d’un côté et de l’autre, si je peux dire : rendre la république plus démocratique d’un côté, ce que généralement la gauche fait naturellement et plutôt bien ; extension des droits et libertés, transparence accrue de la vie publique, participation des citoyens, décentralisation…Mais aussi rendre la démocratie plus républicaine, de l’autre.

Cela veut dire quoi concrètement ? Qu’il ne suffit pas de renverser la tyrannie et de proclamer des droits pour que le peuple soit libre et souverain. Il reste une communauté politique à construire, et pour cela, il faut fabriquer des citoyens. Cette fabrique du citoyen passera essentiellement, on le sait, par l’école, mais aussi par d’autres institutions comme la conscription, les services publics, plus tard la sécurité sociale…Or cette histoire de la République s’est largement confondue avec celle de la gauche.

La gauche a-t-elle négligé certaines valeurs républicaines ces dernières années ?

Il y aurait une part d’injustice à le dire de cette façon-là : si je prends un temps marquant de la gauche au pouvoir durant les dernières années, la « mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » qui fait immédiatement suite à la vague d’attentats de janvier 2015, par exemple, on ne peut pas dire qu’il y a eu négligence : c’était la bonne réponse, une réponse qui allait au-delà du sécuritaire. La France devait se retrouver, se regrouper, au-delà du temps du deuil. En revanche, il est vrai qu’une partie de la gauche a progressivement délaissé les valeurs républicaines, qu’il s’agisse d’une gauche modérée d’inspiration sociale-libérale sensible aux modèles anglo-saxons où prévaut la régulation communautaire, ou d’une gauche plus radicale, altermondialiste et anticapitaliste, de plus en plus acquise aux thèses « décoloniales » et à la dénonciation du « racisme d’Etat ».

L’erreur de la gauche institutionnelle, qui est restée majoritairement de sensibilité républicaine, a été de croire qu’elle pourrait « faire du judo » et ainsi neutraliser la gauche différentialiste et communautariste. Cette erreur d’analyse, faite au nom de la défense des minorités, avait d’abord tué le NPA, qui avait choisi et promu une candidate voilée aux régionales en 2010 ; elle est en train de tuer l’UNEF, et elle a sérieusement déstabilisé la France Insoumise, même si d’autres facteurs expliquent son déclin. Quant au PS et à la gauche de gouvernement, ils ont pratiqué le « en même temps » avant l’heure. Par exemple sur la laïcité : on a eu Valls, et en même temps Bianco. Indépendamment de ce que l’on en pense sur le fond, cette schizophrénie a été très perturbante pour les agents publics comme pour les militants : quand la « ligne du parti », au propre comme au figuré, n’est pas claire, celui-ci y perd tôt ou tard de sa crédibilité et de son autorité.

Comment se fera la renaissance de la gauche selon vous ? Autour d'un leader ? Par la création d'une nouvelle structure politique plus rassembleuse ? Une structure unique est-elle d'ailleurs possible ?  Et souhaitable ?

Depuis le 21 avril 2002, la gauche a toujours eu en ligne de mire une échéance électorale qui justifiait de mettre les dissensions sous le boisseau et de remettre à plus tard le débat de fond. Et cela lui a si bien réussi, aux échelons locaux d’abord puis, en 2012, à la présidentielle, qu’elle a pu faire l’économie de son aggiornamento idéologique. Aujourd’hui, ce n’est plus possible : elle n’a plus ni les leaders, ni surtout les idées propres à constituer une alternative.

Avant de penser têtes d’affiche et organisation, il faut se reposer des questions de fond : c’est quoi, être de gauche aujourd’hui ? comment être à nouveau écouté des classes moyennes et populaires ? quel modèle de société propose-t-on, pour la France et pour l’Europe ? Pour moi, la gauche, c’est d’abord une certaine idée de la condition humaine, de sa dignité, de ses droits, et la définition d’un cadre politique propre à l’épanouissement du plus grand nombre. Comment exprimer cela concrètement à l’âge de la mondialisation, dans des sociétés de plus en plus dominées par la technique, et où s’agitent en réaction de puissantes passions identitaires ? Voilà le défi selon moi. Il est d’une toute autre ampleur que la fabrication d’une combinaison partisane de plus.

Propos recueillis par Kevin ALLENO

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