Jean-Yves Camus : « Le RN exprime une forme de nationalisme ethniciste »

Chercheur associé à l'IRIS, spécialiste reconnu de l'extrême-droite, Jean-Yves Camus a accepté de répondre à nos questions. 

Les familles d'extrême-droite sont diverses. Quelles sont ces grandes familles et au sein de laquelle pourrait-on situer Marine Le Pen ?

Le Rassemblement national s’inscrit dans le filon populiste, puisqu’il postule la nécessité de remplacer la démocratie représentative par la démocratie directe et qu’il oppose la trahison des élites au « bon sens naturel » du peuple. Il est nationaliste-lui-même préfère le terme « patriote »- au sens où l’entendait Maurice Barrès, pour qui la communauté nationale était affaire d’inscription pluriséculaire dans un terroir et de valeurs culturelles partagées. Mais Barrès défendait aussi l’idée d’un peuple vu de manière organique, homogène, où ce qui est commun et fait nation gomme les clivages de classe et les antagonismes d’intérêt. Marine Le Pen garde l’essentiel du barrésisme sans totalement réfuter qu’il existe des intérêts opposés à l’intérieur de la nation : simplement elle n’en garde qu’un seul, celui du peuple d’en- bas contre les élites d’en-haut. Et là se pose la question de savoir s’il existe une dimension anticapitaliste dans son programme. Je ne le crois pas. Elle incarne une droite qui se veut en rupture avec le consensus mais qui ne remet pas fondamentalement en cause l’économie de marché et la logique libérale. Elle se borne à différencier capital « national » et capital « étranger ». Capital « nomade » et capital « « enraciné ».

Tout ceci distingue le RN du fascisme, dont il n’a ni la dimension de conquête du pouvoir par la violence ni la volonté théorique d’accoucher d’un « homme nouveau » par un processus révolutionnaire. Le terme de « nazi » qui a été utilisé pour le dénigrer est, heureusement, un non-sens, puisque l’antisémitisme racial n’est pas la pierre angulaire de son idéologie et la supériorité de la race blanche, pas davantage. Mais en même temps, le RN n’est pas simplement une variante un peu plus musclée du conservatisme, parce qu’il met l’identité au cœur de ses préoccupations, là où les conservateurs mettent au premier rang l’ordre et en particulier, l’ordre social. Il existe aussi, sans doute plus de volonté redistributrice aujourd’hui au RN qu’à LR : le second est davantage un parti de la rente que le premier, qui se veut, avec un certain succès électoral, parti du travail.

Qu'est ce qui la différencie de Marion Maréchal ? Et de son père ?

Marion Maréchal défend un projet d’union des droites qui a toujours été celui des nationaux-conservateurs, depuis le Bloc national de 1919 jusqu’au Front national fondé en 1935 par les Ligues pour faire pièce au Front populaire. Elle, pour le coup, est conservatrice au plan des valeurs, avec une teinte de catholicisme social certes, au sens où la Doctrine sociale de l’Eglise l’entendait, c’est-à-dire avec un souci des humbles qui restait profondément paternaliste et avait pour objectif principal d’éviter la contagion socialiste et communiste dans les couches populaires. Jean-Marie Le Pen lui, et ses Mémoires le montrent, est un homme d’une autre époque : ses repères sont restés ceux d’un homme de la toute petite bourgeoisie d’extraction paysanne, dans la Bretagne d’avant 1940, avec une dureté de caractère liée à la rudesse de son milieu d’origine et, je crois, une volonté de revanche personnelle évidente, doublée d’un orgueil démesuré. Il y a chez lui une sorte d’anarchisme de droite. C’est aussi un réactionnaire au sens propre du terme : il va d’abord « contre ». Cela a été la limite de son action à la tête du FN.

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Le Front national a semblé, notamment avec Florian Philippot, entreprendre une OPA sur le gaullisme et les idées républicaines qu'il combat pourtant historiquement. Est-ce toujours le cas ?

La tentative de captation du gaullisme perdure, et le passage de Thierry Mariani de LR au RN montre son actualité, puisque c’est la famille dont le député européen se réclame et qu’il a été ministre de Nicolas Sarkozy. Si le gaullisme est réduit à la dimension du souverainisme, le RN peut à la rigueur s’en réclamer. Mais le gaullisme est indissociable de l’action du général de Gaulle tant pendant la seconde guerre mondiale qu’après, y compris lors de la guerre d’Algérie. Dès lors, le gaullisme n’est pas compatible avec une quelconque forme de nostalgie de l’Algérie française, encore moins de justification de ceux qui se sont soulevés contre le gouvernement légal en 1961. Pour être juste, il faut dire que le RN n’est pas le FN de la période Jean-Marie Le Pen : il n’y a plus en son sein d’anciens collaborationnistes, l’antisémitisme n’y est plus une arme politique, donc l’argument consistant à dire « combattons le RN parce qu’il est l’héritier des fascistes » est moins opérant et le parti peut davantage annexer le gaullisme sans que cela semble une aberration. Mais il n’empêche : ce sont deux familles de la droite qui ont un contentieux historique. Sur la question des idées républicaines, il existe une ambiguité. La République est plastique : ce peut être celle de la Révolution française et de 1848 mais aussi celle de Louis-Napoléon Bonaparte, de Thiers et Mac-Mahon, voire celle de la débâcle de 1940, jusque au 16 juin. Ce n’est évidemment pas la nôtre, qui est laïque et sociale. Et même si on ajoute ces deux mots, le RN se les approprie aussi. Il existe donc un effort permanent de définition et d’explication à faire pour expliciter le concept de République contre tous ceux qui le dénaturent. Pour ma part, je considère la démocratie représentative comme une ligne rouge, y compris par rapport à cette gauche qui la remet en cause.

Le vote RN est-il autre chose qu'un vote de rejet ?

Bien sûr ! Un vote qui dépasse les 10-15% pendant une décennie, c’est à la rigueur un feu de paille poujadiste. S’il monte à 20-25% au bout de 25 ans et se maintient à ce niveau, voire au-delà selon le scrutin, c’est qu’il exprime une idée. Simpliste peut-être, mais une idée, ou plusieurs. En l’occurrence la volonté d’établir une démocratie directe de nature plébiscitaire, voire autoritaire, et une conception de la nation qui rompt avec l’universalisme et la nature contractuelle de la citoyenneté. Une forme de nationalisme ethniciste. C’est d’ailleurs un grand défi pour la droite conservatrice et libérale traditionnelle que cette émergence d’une concurrence à son hégémonie passée.

On voit que le RN a pour stratégie de soutenir des candidats non encartés pour les municipales. Est-ce une nouvelle tactique pour tenter de se normaliser ?

Cette tactique est à replacer dans un contexte global, celui de l’affaiblissement des affiliations partisanes, qui permettra sans doute la multiplication des listes « d’intérêt local », quel que soit leur intitulé, non seulement dans les petites communes comme c’était habituel, mais aussi dans les grandes villes. La gauche elle-même n’échappe pas à cette tendance et à la préférence donnée à des intitulés-valises, comme « progressiste », dont le flou doctrinal permet de godiller au centre et même franchement au centre-droit. En mai 2019, un sondage montrait que 56 % des sondés pensent que le RN doit désormais "être considéré comme un parti comme les autres" (contre 42 % en 2010). Il existe donc une normalisation. Soutenir des candidats non encartés peut répondre à deux logiques : s’ouvrir sur la société civile ou s’ouvrir à des alliances avec des candidats de droite n’appartenant pas au RN. Le premier cas est assez rare et même lorsqu’il existe, comme à Paris, c’est bien le RN qui garde les commandes et fournit les troupes. Le second cas va être bien plus fréquent qu’en 2014, parce que le désarroi à droite est si fort que les digues sont en train de sauter, et les appareils nationaux, notamment celui de LR, ne vont pas y pouvoir grand-chose.

En 2014, le FN a remporté un certain nombre de municipalités. Quel bilan peut-on en tirer ? Quels comportements a-t-on pu observer ?

Le bilan est moins négatif que dans la mandature entamée en 1995. Médiatiquement, les maires RN ne sont pas constamment à la « une » des journaux. Les gros scandales ont été évités. Julien Sanchez à Beaucaire et David Rachline à Fréjus, Steve Briois à Hénin-Beaumont, sont notabilisés dans une mesure bien supérieure à Bruno Mégret et Jean-Marie Le Chevallier. La gestion de Franck Briffaut à Villers-Côterets n’a jamais reçu la moindre attention nationale. Celle de Joris Hébrard au Pontet, non plus. Le RN a abandonné l’idée de faire des 11 villes gagnées en 2014 un laboratoire de ce que serait sa gestion de l’Etat : il a réalisé que la gestion locale est avant tout celle de la proximité, de l’équilibre budgétaire, du quotidien des habitants, de la qualité des services publics municipaux. Il a certes perdu Cogolin en cours de mandature, puisque le maire a quitté le RN. Trois maires se sont succédés au Luc, c’est une preuve d’échec. Mais dans l’ensemble, ce qui me frappe, c’est, c’est la baisse de la conflictualité de la gestion municipale ou du moins, de ce qu’en perçoit l’extérieur par les media et les associations antiracistes, nettement moins actives qu’en 1995-2001.

Propos recueillis par Kevin Alleno

En complément :

 

1983 : année charnière pour le Front national, Note de Jérôme Fourquet pour la Fondation Jean Jaurès,7 mars 2018

 

La démocratie libérale face à une double menace, Note de Brice Couturier pour le think tank L'Aurore, 29 juin 2018

 

 

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