La Russie de Poutine

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Le Président Poutine semble indéboulonnable… Et pourtant son pouvoir présente certaines fragilités. En vérité, le public russe est sans doute quelque peu passif : on ne peut que remarquer que leurs voisins ukrainiens, ou, très récemment, arméniens, sont beaucoup plus enclins à manifester, souvent avec succès, leur mécontentement. Mais le peuple russe est aussi conditionné par son histoire, et fait des comparaisons par rapport à ce qu’il a connu au cours d’autres périodes historiques. Si l’on songe à la longue série de dirigeants qui ont précédé Poutine, peu emporteraient l’adhésion aujourd’hui. Les tsars étaient un gouvernement aristocratique coupé du peuple (le servage n’a été aboli qu’en 1861). Les bolchéviques ont certes entrainé une véritable révolution à bien des égards, mais leur despotisme a déconsidéré leurs successeurs communistes pour toujours. Staline a défendu le pays contre Hitler, mais la terreur qu’il a imposée est encore présente dans l’inconscient collectif. Les décennies suivantes ont été marquées par un immobilisme par trop pesant, les années Gorbatchev par un effondrement économique qui a touché de très larges parties de la population; les seuls gouvernements réellement démocratiques qu’ait connus la Russie, le gouvernement social-démocrate de Kerenski et la période Eltsine, ont été marquées l’un par une défaite peu glorieuse aux mains des bolcheviques suivie d’un départ en exil, et l’autre par l’effondrement de l’URSS piloté par un Président trop souvent ivre, et une privatisation à grande échelle des ressources qui n’a pas été populaire car elle a permis un enrichissement éhonté de quelques proches du pouvoir (depuis qu’Eltsine est parti, c’est d’ailleurs bien pire encore) ! C’est par défaut que beaucoup de Russes pensent que Poutine n’est qu’un moindre mal.

Une opposition fantôme 

De plus, la prudence, au sein d’un peuple qui a beaucoup souffert au XXème siècle, conseillerait de ne pas se débarrasser d’un leader avant de savoir par quoi on va le remplacer. Or, l’opposition à Poutine est totalement dispersée et désunie. Le parti communiste, très affaibli, reste la principale force d’opposition, mais est incapable d’élargir sa base électorale. L’extrême droite de Jirinovski n’est en fait qu’une extension du pouvoir, en faveur duquel il vote à la Douma dès que nécessaire. Et l’opposition libérale est … libérale : elle représente une partie de la bourgeoisie des villes sans avoir vraiment cherché, à quelques exceptions près, à s’implanter au sein des classes défavorisées. De plus elle est divisée en plusieurs partis antagonistes. Yavlinski représente un centre droit qui en fait déteste « le peuple » qui, pour lui, est irrémédiablement terni par la folie communiste ; aujourd’hui, le principal leader de l’opposition, Alexei Navalny, appelle au boycott des élections, qui, là comme ailleurs, est une recette absolument sûre pour les perdre, même si on peut comprendre ses motivations. La fille de l’ancien maire de Saint-Pétersbourg, Ksenia Sobchak, n’a pas réussi à convaincre. Et les différents groupes passent une grande partie de leur temps à se combattre l’un l’autre plutôt que de chercher à s’unir. Et, bien sûr, grosse cerise sur le gâteau, la répression est féroce, Boris Nemstov a été assassiné, les médias sont presque tous sous contrôle, etc…

Par contre, Poutine peut compter sur des forces sûres, notamment dans l’armée et le complexe militaro-industriel, à qui il a redonné des ressources budgétaires considérables, les « services » dont il est lui-même issu, et les nationalistes, meurtris par l’effondrement de l’URSS (et donc, en réalité, de l’Empire russe), et enfin l’église orthodoxe, devenue l’alliée du régime : nouvelle version de l’alliance du sabre et du goupillon. L’annexion de la Crimée et d’une petite partie de l’Ukraine orientale n’a pu que les satisfaire, ainsi que les succès russes (de leur point de vue) en Syrie. Enfin, la bourgeoisie aisée a désormais accès aux vacances à l’étranger et à la société de consommation libérale (pour ceux qui ont suffisamment d’argent).

Un régime aux multiples faiblesses

Mais les faiblesses du pouvoir sont aussi importantes. La corruption a atteint des sommets, et l’ère Eltsine apparaîtrait presque par comparaison comme une grande période de probité. Les partis majoritaires n’ont plus comme dirigeants, à tous les niveaux, que des sycophantes et des profiteurs, alors qu’Eltsine avait avec lui tout une partie de la société civile et de la jeunesse (une association de jeunes gays avait même réussi à l’époque à placer cinq des leurs dans la liste majoritaire en position éligible pour la Douma !).

Sur le plan économique, l’économie étatisée s’est ouverte, notamment pour l’exportation des matières premières, et transformée non pas en véritable économie de marché, mais plutôt en oligarchie. Mais si les oligarques servent évidemment le régime, ils sont aussi très vulnérables aux sanctions occidentales. La déroute actuelle de M. Deripaska et de son empire d’aluminium et d’acier suite aux sanctions ciblées américaines le démontre, et elle a entraîné une chute du rouble, qui ne pourra que mécontenter les classes aisées si elle se poursuit. L’économie s’est certes modernisée (pensons aux efforts de Renault dans le secteur automobile) mais peu diversifiée, et reste donc très vulnérable, à la différence, par exemple, de l’économie chinoise. Enfin, la Russie reste très isolée sur le plan international, même dans son environnement proche. Poutine a ainsi réussi le tour de force de se faire un ennemi durable de l’Ukraine, et les Républiques d’Asie centrale se rapprochent lentement mais sûrement de la Chine tout en élargissant leurs marges de manœuvre vis-à-vis de la Russie.

Quant aux agissements des forces occultes poutiniennes et leurs tentatives réussies d’interférence dans les élections américaines en faveur de Trump et dans le référendum britannique en faveur du Brexit (sans oublier leurs tentatives de pénétrer dans les serveurs d’En Marche en France), ils constituent peut-être un succès à brève échéance, mais ont déclenché à long terme dans tout le monde occidental des signaux d’alerte conséquents, qui auront des répercutions durables. Il apparaît donc de plus en plus clairement que Poutine a recours d’abord et surtout aux vieilles méthodes des services secrets, dont il est lui-même issu, qui conduiront immanquablement à l’isolement politique et économique. L’opinion publique des grandes villes russes n’est pas dupe, mais elle attend d’avoir une alternative.

 

Axel Quéval

Pour aller plus loin:

https://jean-jaures.org/nos-productions/dans-la-tete-de-vladimir-poutine

http://www.iris-france.org/110416-la-russie-partenaire-ou-menace/

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