Robert Kennedy : L’espoir brisé

Pour les 50 ans de la mort de Robert Kennedy (il est mort le 6 juin 1968), nous avons souhaité en savoir plus sur celui qui demeure encore aujourd'hui en France dans l'ombre de son frère. Guillaume Gonin, auteur d'une biographie remarquée (parue chez Fayard) de "Bobby" a accepté de répondre à nos questions.


Vous êtes le premier à avoir rédigé une biographie de Robert Kennedy en France (en 2017) tandis que de nombreuses autres paraissent régulièrement sur John et même Jacky. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que paraisse une biographie sur Robert Kennedy ?

Guillaume Gonin : Je ne l’explique pas. De l’autre côté de l’Atlantique, Robert Kennedy est une institution américaine, comme son frère, loué par les élus démocrates comme républicains. Quiconque s’intéresse à la famille Kennedy et à la politique américaine des années 1960 ne peut donc passer à côté de ce personnage-clef. Sa vie permet de mieux comprendre les enjeux de cette époque, de la présidence de JFK à l’affirmation des droits civiques, en passant par l’émergence de l’opposition à la guerre du Vietnam et les tensions internes qui ont toujours tiraillé les Etats-Unis, entre progressisme avant-gardiste et conservatisme profond. Encore aujourd’hui, d’ailleurs. Par son itinéraire personnel et politique, Robert Kennedy cristallise les évolutions de son pays et de son temps. Il est à la fois miroir et acteur des changements de ces années 1960 si tumultueuses. C’est ce qui le rend, entre autres, aussi intéressant.


L’action des frères Kennedy s’inscrit dans les années 60 au cours desquelles apparurent des figures aujourd’hui mythiques telles que Martin Luther King, Malcolm X ou J.Edgar Hoover. Pouvez-vous nous en dire plus sur le contexte de ces années-là aux États-Unis ?

G.G. : Les années 1960 représentent un moment-clef du XXème siècle. Une sorte de ligne de partage des eaux, où les tensions et les passions se cristallisent comme rarement dans le monde occidental. Politiquement, culturellement et sociologiquement, le monde de 1960 – lorsque JFK est élu président – et celui de 1968 – lorsque Bobby est assassiné – n’ont rien à voir. Dans le premier, l’Amérique est toujours dans l’après-guerre, fidèle à ses valeurs traditionnelles ; dans le second, on est déjà dans la contre-culture des années 1970. Et les Kennedy, chacun à sa manière, constituent des enfants de ces temps-là, tout en étant des acteurs essentiels, qui vont catalyser ces changements évoqués.


Quel fut le rôle exact de « Bobby » dans la carrière et l’action de John ?

G.G. : D’abord, contrairement à ce qu’on pourrait penser, Jack (le surnom donné à JFK depuis toujours) et Bobby ont mis du temps à se connaître. Huit années dans une famille aussi nombreuse (9 enfants) constituent un sacré écart. Longtemps, Bobby est donc resté dans l’ombre de ses aînés, tandis que Jack représentait une figure lointaine de la vie de son petit frère admiratif. Puis, Robert s’est petit à petit imposé comme l’homme de confiance, l’homme fort de la famille. Il a dirigé les deux campagnes électorales les plus décisives de la carrière de Jack, pour le Sénat (1952) et la Présidence (1960). Et il est devenu son ministre de la justice et son principal conseiller, notamment lors de la crise des missiles de Cuba (1962) et l’affirmation des droits civiques jusqu’à 1963. Ainsi, c’est dans l’action politique que les deux frères se sont rapprochés, ce lien culminant dans les épreuves affrontées ensemble à la Maison blanche. C’était donc une relation de confiance, faite d’admiration réciproque : innée pour Bobby, alors que Jack a découvert son petit frère plus tard.


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Quelle fut son action après la mort de son frère ?

G.G. : Après les évènements de Dallas, Bobby Kennedy a entrepris une profonde transformation, tant politique que personnelle. Car, durant la première partie de sa vie, il était arc-bouté autour des intérêts de sa famille et surtout de son frère. En vérité, Bobby était assez justement perçu comme conservateur politiquement, très dur de caractère. Mais après 1963, son monde s’écroule. Et dans son propre chagrin, il évolue, nourrissant sa vision du monde des œuvres de Camus, des tragédies grecques et de poésie. Ainsi, comme sénateur, puis candidat présidentiel, il s’est investi en faveur des pauvres et des minorités, notamment les Noirs, les travailleurs latino-américains et des Indiens d’Amérique. Il est devenu la voix de ceux qui n’en avaient pas.


Le jour de la mort de Martin Luther King, Robert Kennedy prononça ce qui constitue sans doute son plus grand discours. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cet épisode ?

G.G. : C’est le moment le plus fort de sa campagne présidentielle. Le soir de l’assassinat de Martin Luther King, alors que des émeutes éclatent dans toutes les grandes villes américaines, Robert Kennedy décide de maintenir un meeting prévu à Indianapolis, en plein cœur d’un quartier défavorisé. La police ne l’y accompagne pas. Et il apprend à la foule de 4000 personnes, en majorité noire, la triste nouvelle, avant d’improviser un discours historique, appelant à faire preuve de compassion, à combattre la violence par l’amour, citant un poème d’Eschyle et évoquant pour la première (et dernière) fois de sa vie l’assassinat de son frère. Il n’y aura aucune violence à Indianapolis après son discours. Et il sera assassiné deux mois plus tard.


Que représente aujourd’hui Robert Kennedy aux États-Unis ?

G.G. : Quand je me suis rendu à Washington pour rencontrer John Lewis, afin de questionner les souvenirs de l’ancien Freedom Rider et leader de la marche de Selma, j’ai été frappé en rentrant dans son immense bureau du Congrès. Sur les murs, deux personnages dominent tous les autres : Martin Luther King et Robert Kennedy. Je rappelle qu’il s’agit d’un élu qui a dialogué avec Nelson Mendela, qui est un ami de Barack Obama et des Clinton. Et pourtant, même 50 ans après, ses deux héros demeurent Martin Luther King et Robert Kennedy. A Washington, en sortant du Congrès, si vous prenez le chemin de la Maison Blanche, vous passerez d’ailleurs devant le Robert F. Kennedy Building, soit le principal bâtiment du ministère de la Justice renommé ainsi par le président George W. Bush. La formidable diversité de ceux qui se réclament plus ou moins directement de son action témoigne donc de la force de son héritage, encore aujourd’hui.


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Récemment son petit-fils, Joe Kennedy III, élu à la chambre des représentants a prononcé la réponse des démocrates au discours sur l’Union de Donald Trump. Comment expliquez-vous ce goût des Américains pour les dynasties politiques ? Y’a-t-il une chance pour qu’il devienne un leader démocrate demain voire le prochain adversaire de Donald Trump ?

G.G. : Je ne pense que ce soit un goût spécifiquement américain pour les dynasties politiques. Certes, les exemples ont été particulièrement éclatants avec les familles Kennedy, Bush, Clinton … Mais en France, aussi, on retrouve des dynasties politiques, avec différents niveaux de réussite : les Giscard d’Estaing, Jacques Delors et Martine Aubry, les Le Pen, le couple Ségolène Royal - François Hollande. Inconsciemment, peut-être que les démocraties occidentales qui n’ont pas de famille royale aiment à s’en trouver (démocratiquement) une … ou plusieurs. Reste que le Congressman Joe Kennedy III, fils du premier enfant de Bobby, lui-même élu pendant les années 1980, est une étoile montante du parti démocrate et l’un des espoirs de la famille sur la scène publique. Mais il me semble trop jeune et inexpérimenté pour s’attaquer à Trump et unir les démocrates en 2020. D’autant que la défaite de son oncle Chris lors des primaires démocrates de l’Illinois pour le poste de gouverneur, alors qu’il s’est largement servi de l’image de son père (RFK) et de son oncle (JFK) pour faire campagne, montre que même les Kennedy peuvent perdre des élections.


Finalement peut-on dire que la mort de Robert Kennedy a été le mauvais tournant décisif dans l’histoire récente des États-Unis ?

G.G. : Oui, c’est mon intime conviction. L’année 1968 constitue un crève-cœur absolu. Il est d’ailleurs difficile de résister à la tentation d’imaginer un monde où Robert Kennedy et Martin Luther King auraient survécu au printemps et à l’été 1968. Mais à la place, nous avons eu Richard Nixon, la continuation de la guerre du Vietnam, le Watergate et le néo-libéralisme débridé des années Reagan. On est loin, très loin, du rêve de Martin Luther King et de l’espoir porté par Robert Kennedy au soir de la mort du pasteur, lorsqu’il disait vouloir s’inspirer des Grecs anciens pour « dompter la sauvagerie de l’homme ».

Propos recueillis par Kevin Alleno

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