Bernard Cazeneuve : « La question républicaine doit être au cœur de la recomposition de la gauche »


LA GRANDE INTERVIEW / BERNARD CAZENEUVE :


« La question républicaine doit être au cœur de la recomposition de la gauche »


Premier ministre de François Hollande, Ministre de l'Intérieur engagé en première ligne face au terrorisme, Bernard Cazeneuve a pris du recul par rapport à la vie politique quotidienne. Il nous livre son analyse sur le débat public actuel et la République.

À l’heure de Twitter, de CNews et du marketing politique, y-a-t-il encore de la place pour le débat de fond, la nuance et la rationalité ?

Il ne faut pas se laisser impressionner par le tumulte engendré par les réseaux sociaux qui abaissent l’échange et le débat en médiocres invectives. C’est que sur la toile l’usage de la phrase brève et du raisonnement court est vivement recommandé. Celui qui souhaite exister à tout prix sur les réseaux sociaux, le plus souvent par égotisme, ne cherche pas à déployer une pensée construite ou un raisonnement argumenté. Il ne cherche pas nécessairement à convoquer la vérité, ni même à convaincre. La mise en cause suffit. C’est pour cela que la propagation des fausses informations alimente le complotisme et un sentiment global de défiance, à l’égard des représentants et des institutions politiques notamment. C’est là un grand danger pour notre démocratie, dont la légitimité est fondée sur la confiance. Dans le contexte de crises que nous traversons, le défaut de confiance constitue la vraie source du populisme.

Certes, il existe encore des lieux et des médias où le débat est possible. Je note d’ailleurs que les jeunes sont à l’origine des initiatives les plus prometteuses. Quand certains m’invitent à débattre, c’est pour comprendre et réfléchir à un avenir meilleur. Par le raisonnement, ils défendent surtout des valeurs, des causes auxquelles ils sont attachés, ils abordent des sujets très concrets et essentiels comme le climat, la justice sociale, la lutte contre les inégalités ou les discriminations. C’est la raison pour laquelle, à chaque fois que c’est possible, je réponds favorablement à leurs sollicitations. J’ai eu l’occasion d’échanger avec les MJS 31 ou le Groupe Socialiste Universitaire, les associations étudiantes de Sciences Po ou de l’ESSEC, ou des médias portés par des jeunes comme Le French Débat ou Le Crayon. C’est parce que j’ai trouvé ces débats d’une grande qualité que je vous transmets les vidéos correspondantes. Il y a aussi des lieux, plus traditionnels, qui organisent des échanges de fond. Ainsi, le 4 mars 2021, j’ai pu échanger, à l’invitation de la Fondation Friedrich Ebert autour des mouvements protestataires, des violences et des voies du dialogue démocratique, aux côtés du député du Bundestag et membre de la commission de l’intérieur du Bundestag, Sebastian Hartmann, et du sociologue français Fabien Jobard, directeur de recherche au CNRS affecté au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, directeur du Groupement européen de recherches sur les normativités et chercheur associé au Centre Marc Bloch. Il me semble également primordial, pour élargir le cadre de nos réflexions, de prendre le temps d’échanger avec des chercheurs, des universitaires ou des acteurs étrangers… Bref, il faut « ouvrir les portes et les fenêtres » et ne pas s’enfermer dans le monde étroit des réseaux sociaux.

Comment faire face au complotisme qui ne cesse de s’affirmer ?

Complots et fausses vérités existaient avant les réseaux sociaux. Mais la toile est devenue, il est vrai, le creuset de l’antisémitisme - qui est une monstruosité - de l’emportement et de la radicalité. Les théories du complot jouent sur la peur, le mensonge et exploitent le sentiment de relégation. Tout ce qui fracture notre société offre des interstices où prospère le complotisme. Pour contrer la propagation de ce mal du temps, il faut valoriser le courage de la nuance et du raisonnement, refaire de l’amour et de la recherche de la vérité une vertu démocratique. De façon très concrète, il faut systématiquement vérifier et croiser les sources que l’on consulte, et sans doute réfléchir plus globalement à la façon dont les médias sont financés. Il ne faut pas non plus hésiter à déconstruire le mensonge.

Pour les jeunes publics, le rôle des enseignants et des parents est fondamental. Il s’agit de donner aux plus jeunes des clefs pour analyser la fiabilité d’une information. Les enfants et les adolescents ont besoin d’acquérir un cadre pour déployer leur réflexion, et ce dès le plus jeune âge. L’enseignement de notre histoire nous rappelle notre socle commun. Nous observons aujourd’hui une perte de repères : repères républicains, mais aussi repères liés à nos racines communes. Il en résulte une perte du sens de la Nation, de son unité et de son indivisibilité, donc du vivre ensemble. L’apprentissage du numérique doit être accompagné, de telle sorte que les enfants acquièrent très tôt la capacité à reconnaître et à analyser la pertinence des informations auxquelles ils ont accès.

L’action publique et les défis auxquels sont confrontées les démocraties nécessitent des réponses de long terme. Or, les politiques, au sein de celles-ci, sont de plus en plus aspirés dans une logique court-termiste (débat public tournant autour des dernières polémiques, part grandissante de l’émotion, outils de débats renforçant ces logiques comme les chaînes d’infos en continu, les réseaux sociaux etc…). Peuvent-elles dans ces conditions répondre aux défis qui leur sont posés ?

Les défis qui pèsent sur nos sociétés, je pense en particulier à la crise écologique, exigent des décisions fermes et éclairées qui doivent s’inscrire dans la durée. La continuité de l’action publique est la condition de l’efficacité des politiques publiques lorsque l’essentiel est en jeu, de même que la confrontation avec les citoyens et leur participation au débat préalable à la décision constituent la clef de l’apaisement nécessaire en démocratie. S’engager en politique, c’est faire des choix, c’est prendre ses responsabilités au regard des enjeux majeurs auxquels la société est confrontée, et avoir le courage et la détermination de traiter les problèmes. Il faut pour ce faire bien intégrer la part irréductible d’abnégation qui s’attache à l’exercice de l’Etat, ne jamais se départir du sens de l’Etat, c’est-à-dire de la préoccupation de l’intérêt général et agir dans le seul intérêt du pays, non en fonction de ses intérêts politiques de court terme ou de ses travers égotiques qui abaissent tout.

La vie d’élu, de membre du Gouvernement, implique un emploi du temps très chargé. Or, il est fondamental que le politique apporte son regard et ne subisse pas les injonctions de son administration. Comment le responsable politique s’aménage des temps de réflexion ?

Avant d’être nommé au gouvernement, comme juriste puis comme élu, j’ai acquis une expérience professionnelle et de terrain qui m’a permis de mieux comprendre les préoccupations des Français. Pendant près de vingt ans, j’ai vécu parmi les Cherbourgeois auprès desquels j’ai appris plus qu’à l’université ou dans la proximité de certains milieux par trop élitistes. Outre l’éducation républicaine que j’ai reçue, ces années d’engagement ont contribué à forger le cadre politique dans lequel j’ai ensuite agi. Quand j’ai été nommé membre du gouvernement en 2012, j’avais 18 années d’expérience au service de l’intérêt général. La suite a montré que cette expérience locale ne constitue pas un passage inutile.

Comme ministre de l’Intérieur, dans un contexte où le pays a été très violemment frappé par la barbarie islamiste, j’ai dû faire face à une course contre la montre. En républicain, je me suis employé à ne jamais déroger à ce corpus de valeurs qui ont fait, dans le temps long de l’Histoire, la Nation, la République, c’est-à-dire la France. J’ai toujours gardé fermement ce cap avec la certitude que mon rôle était de protéger les Français, et que pour cela il fallait être à leur écoute, et à l’écoute de la représentation nationale.

On observe dans la société actuelle depuis un certain temps un individualisme prononcé, une vision consumériste des droits et de la citoyenneté qui néglige l’autre, l’idée même de commun. Jérôme Fourquet dans un récent livre a aussi décrit la société française comme un « archipel ». Est-on condamné à voir les individus s’éloigner les uns des autres, à ce qu’ils vivent dans leur propre sphère avec de moins en moins de liens, d’espaces communs ?

Au-delà de l’individualisme, c’est l’identitarisme et le différentialisme, dans la radicalité la plus grande, qui minent notre société. Je ne me retrouve pas dans cette conception de la vie sociale qui laisse peu de place à ce qui nous est commun. Je crois en revanche aux combats collectifs pour l’égalité et la justice sociale, pour l’universalisme républicain. Face au constat d’une société fragmentée, c’est la responsabilité de ceux qui s’engagent, que ce soit en politique ou dans les organisations syndicales et les associations, de porter des combats communs, de tenter de répondre aux questions qui concernent l’ensemble de la société, et de chercher à créer des espaces de débats, d’initiatives, mais aussi de projets qui rassemblent. Un élu a une responsabilité d’autant plus forte qu’il s’est engagé au service de l’idéal républicain. 

L’engagement politique ne peut pas être motivé exclusivement par une trajectoire personnelle. L’ambition pour soi seul, on le voit, conduit trop souvent à la démagogie et au renoncement.

On observe également une remise en cause des principes républicains, sur la laïcité, la méritocratie, l’idée de fraternité, notamment. La République est-elle victime des promesses qu’elle suggère, c’est-à-dire du décalage entre l’idéal qu’elle esquisse et le réel, ou observe-t-on une attaque en règle de ses principes ?

La République ne peut être victime que des promesses qu’elle n’a pas tenues. Et c’est bien là sa force et sa faiblesse à la fois. Comme elle porte un idéal universel, une promesse d’égalité, de concorde et de confortement des libertés individuelles et collectives, elle est, plus que tout autre modèle, vulnérable aux épreuves de l’Histoire et du temps. Dans l’adversité, il lui est interdit de décevoir. Elle est condamnée à toujours emporter avec elle des espérances pour faire en sorte qu’en leur nom, notre peuple demeure debout, avance, résiste et ne plie pas. Face aux radicalités violentes, si la République perd de vue ce qu’elle est par essence, elle se désarme et s’abaisse. C’est pourquoi la question républicaine doit être au cœur de la recomposition et de la renaissance de la gauche française. En perdant de vue l’idéal républicain, la gauche se perdrait. Elle ne serait plus la gauche, seulement un populisme du reniement et de l’abaissement de tout.

Propos recueillis par Kevin Alleno


SOMMAIRE :



EN COMPLÉMENT :


Anne ROSENCHER : « On ne peut que s’enkyster dans un débat manichéen, caricatural et virulent », Entretien, Le Rappel du Morbihan, n°176, Juillet 2019


La démocratie au défi du temps long, Le R@ppel du Morbihan #2, Mars 2021


La fabrique de l'ignorance | ARTE

https://www.youtube.com/watch?v=6IGVqsnxCE0


Quel récit national pour la gauche ? Intervention de Patrick Boucheron - Fondation Jean Jaurès, mars 2017


La cristallisation de l’identité socialiste face aux autres forces de gauche, Fondation Jean Jaurès, Janvier 2021


Quand la gauche pensait la nation, Débat de la Fondation Jean Jaurès

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