Il est le successeur de Jean-Yves Le Drian à la tête de la région Bretagne. Longtemps homme de confiance du ministre des Affaires étrangères, Loïg Chesnais-Girard porte désormais le fardeau de la Bretagne, aidé d'une majorité régionale aussi diverse qu'en macronie : des socialistes, des centristes et même des communistes. Le président de région a fait le déplacement jusqu'à Marseille cette semaine où les associations d'élus locaux, maires de France (AMF) et départements de France (ADF) se réunissaient pour pousser « un coup de gueule » contre le gouvernement. De ce dernier, les collectivités locales exigent davantage de décentralisation. « Laissez-nous faire », plaide le socialiste Chesnais-Girard. Et s'il se veut constructif avec le gouvernement et Emmanuel Macron, il n'a guère été convaincu par le discours du Premier ministre jeudi et n'a pas plus apprécié les accusations de la ministre Jacqueline Gourault dans nos colonnes. Le Breton lui répond.
Le Point : Existe-t-il un divorce entre les collectivités et le gouvernement ?
Loïg Chesnais-Girard : Il y a tout du moins une incompréhension profonde. Dans ses discours de campagne, devant le Congrès par deux fois et à Quimper en juin dernier, Emmanuel Macron exprime l'ambition d'un contrat girondin. Il donne un espoir pour les territoires. Son message est, je crois, sincère mais la question qui prévaut est désormais : comment met-on en œuvre ce contrat girondin ? Sur ce sujet, il n'y a pas de signe de la part du gouvernement. Cela n'avance pas. Est-ce parce que Bercy a réussi à reprendre la main sur certains sujets ? Est-ce parce que le gouvernement a changé de vision ? Je ne sais pas. La réalité, c'est qu'il y a un fossé entre les nombreux discours et les faits.
Le discours d'Édouard Philippe ne semble pas avoir enrayé le malaise des élus locaux.
Les élus locaux vivent un malaise qui n'est pas contestable, mais qui ne doit pas être imputé à ces seuls derniers mois. Les efforts demandés ont été considérables depuis maintenant dix ans, ce qui ne facilite pas la tâche. Mais c'est surtout le sentiment de découragement qui guette après un début de mandat plein d'entrain et de promesses. Et cette situation est dangereuse, car les 500 000 élus locaux qui assument leur mandat ont un rôle majeur auprès de nos concitoyens. Il n'y a pas d'exclusivité de la poursuite de l'intérêt général au seul niveau national. Le dialogue doit donc être poursuivi, dans les deux sens.
Dans un entretien au Point , Jacqueline Gourault dénonce « le double langage » et « les postures politiques » de certaines associations d'élus locaux. Vous inscrivez-vous en faux ?
Ces mots ne servent à rien. Il faut poursuivre le dialogue et donc éviter les invectives et provocations qui stérilisent les envies de construire. Il ne s'agit pas d'un match entre l'État et ses territoires ni d'une négociation financière à coup de chiffres et d'affirmations. Il s'agit d'inventer le fonctionnement de la France pour répondre aux enjeux de demain, répondre à la transition écologique, énergétique, numérique. Répondre aux grands enjeux que sont l'emploi et les solidarités, répondre aux attentes de la vie d'aujourd'hui, répondre à l'aspiration de participation de la société civile et des citoyens. L'État, les collectivités, chacun y a sa place et son rôle.
Je ne crois pas au double langage, ou alors il sera démasqué rapidement. Le constat du malaise est partagé par les élus de nos communes, départements et régions, balayer cela en dénonçant une posture politicienne me semble léger.
Pourtant, ce sont les mots utilisés par Hervé Morin : « Nous sommes dans un meeting politique avec des militants. » L'êtes-vous ?
Mais franchement, cette querelle n'a pas de sens. Arrêtons la politique politicienne qui fatigue ce qu'il reste d'électeurs et regardons la situation. Plus de 1 000 élus rassemblés à Marseille pour débattre et proposer, c'est effectivement de la politique et c'est plutôt sain. Et, oui, je suis un militant : un militant de la République.
Les élus locaux ne sont-ils pas trop gourmands ?
Je ne le crois pas d'autant qu'en Bretagne Emmanuel Macron a exprimé l'envie d'un contrat de différenciation, d'expérimentation sur notre territoire. L'ensemble des collectivités de ma région – qu'importent les couleurs politiques – a produit une série de propositions dans les domaines économiques, culturels et d'aménagement du territoire. Le gouvernement les a accueillies favorablement, alors je leur dis aujourd'hui : chiche, allons-y ! Nous sommes les transformateurs des territoires alors je propose au gouvernement de saisir cette opportunité : notre quotidien n'est pas de gérer les sujets régaliens de la France, mais les régions peuvent être un lieu d'expérimentation pour sauver la République. Car, c'est cela l'enjeu : que le citoyen soit remis au centre du jeu, que l'élu assume ses responsabilités, que le chef d'entreprise ait des réponses à ses questions. Si nous sommes dans une querelle où l'on dit « l'État fera mieux », où l'on associe les élus locaux à un ancien monde finissant, alors ce sera l'échec du pacte républicain. Au regard du contexte de l'élection d'Emmanuel Macron, de la montée de populismes en Europe, de la situation planétaire, il faut avancer et vite. Je suis toujours prêt à travailler.
Que dites-vous au gouvernement ?
Nous sommes capables d'aller plus vite que l'État dans certains domaines. Je lui dis : laissez-nous faire, faites-nous confiance. Dans son discours de Quimper, le président de la République affirme qu'il veut faire de la « décentralisation de projets ». Alors, allons-y vraiment. Je milite pour que le préfet ait un mandat clair pour avancer sur nos enjeux, et je préfère des services de l'État en région renforcés pour accompagner les maires et élus locaux à une nouvelle agence supplémentaire. Je ne suis pas, comme certains veulent le faire croire, dans une logique de tension. Mon travail, c'est de créer la dynamique et je mets de côté les combinaisons et les stratégies politiques.
Emmanuel Macron a-t-il tourné le dos à la décentralisation ?
C'est le temps qui le dira. J'exprime pour l'heure un doute. Il a perçu des choses en allant dans les territoires, mais il n'écrit pas le chemin pour parvenir à ce pacte girondin. Dans son style, il incarne la fonction à la manière d'un président centralisateur. Mais je reste optimiste, les méthodes peuvent évoluer. Et le doivent, car nous devons tout faire pour que la République ne soit pas en danger. La dislocation entre l'État et les territoires, la société civile et le citoyen est à l'œuvre. Emmanuel Macron a donc un intérêt à travailler avec les élus locaux que nous sommes, car nous sommes, et je le répète, les premiers acteurs de la transformation du pays.
Quelle est votre réelle ambition sur la décentralisation ? Une Bretagne à la mode « Corse » ?
Je veux que l'État assume clairement ses responsabilités là où il est attendu. Mais il y a bien des dossiers où il n'a pas l'agilité nécessaire. Alors qu'il laisse la main aux collectivités, la région peut parfaitement gérer les mobilités, l'innovation et l'agriculture de son territoire et bien d'autres sujets. Un exemple : les fonds européens seraient bien mieux gérés au niveau local qu'au niveau national, mais certains espèrent encore le contraire, malgré l'affirmation pourtant nette du président de la République à Quimper. À ceux-là, je dis : c'est une bêtise sans nom. Je ne dis pas cela pour avoir le chéquier, mais parce que le contrat que je signe avec les agriculteurs bretons est réalisé avec eux et pour eux, en assumant la transformation de l'ensemble de la filière pour répondre aux enjeux du « bien manger ». C'est du gagnant-gagnant. D'autres disent que les collectivités territoriales ne savent pas décider. C'est faux ! Nous savons organiser des services et décider des investissements au plus proche des besoins. Mais je sais aussi arrêter une ligne de car vide de ses usagers, fermer un lycée qui ne joue plus son rôle d'intégration, de mixité sociale et de préparation du jeune à sa vie de citoyen ou encore adapter, modifier ou stopper nos dispositifs et outils. C'est justement notre capacité à décider qu'Emmanuel Macron doit utiliser.
Quels sont les véritables pouvoirs des collectivités aujourd'hui pour « tordre le bras » de la machine technocratique ?
Je sépare le président et l'administration. Tordre le bras du président n'est pas dans mon esprit ni mon vocabulaire. Je suis dans la construction et la négociation et l'administration doit se mettre en ligne avec le projet du politique, comme c'est le cas dans nos collectivités locales. Ça ne m'intéresse pas d'être le sous-traitant de l'État. Ma conception de la décentralisation, c'est celle d'un État partenaire et non d'une région qui veut faire sécession.
Quel regard portez-vous sur l'an I du quinquennat ? On a pu voir des tensions. Ça ne vous rappelle pas les frondeurs socialistes ?
Il y a un collectif qui est là, uni autour d'un chef. Il est vrai que l'on a pu voir des divergences internes sur les sujets sociétaux, et notamment l'immigration. Dois-je rappeler qu'il y en avait presque autant, sinon plus, dans la majorité précédente notamment quand le gouvernement de Manuel Valls exprimait une vision un peu ferme sur l'immigration ? C'est aussi cela la conversation politique et l'important est de préserver les espaces de liberté de parole dans le groupe. J'ai condamné publiquement les propos de Gérard Collomb sur le « benchmarking » des migrants et les macronistes ne m'en ont pas tenu rigueur. Les socialistes ne m'ont pas reproché d'avoir félicité le président de la République à la suite de son discours à Quimper. Ma ligne politique ne varie pas : je suis social-démocrate depuis vingt ans. Pour certains cela signifie être trop de droite et, pour d'autres, c'est être trop de gauche. Ces critiques n'ont guère de sens. Sur l'Europe et la politique internationale, je suis en phase avec Emmanuel Macron. Sur l'aménagement du territoire ou la politique sociale – j'entends par là la faiblesse de la politique sociale –, j'exprime mes réserves et mes divergences. Cela ne m'empêche pas d'avancer comme un partenaire. L'art de la conversation politique, c'est de discuter même en cas de désaccord. Sur l'apprentissage, je n'étais pas d'accord avec Murielle Pénicaud sur la recentralisation à venir, qui pour moi est un recul, mais je travaille avec ses équipes pour réaliser du mieux possible la loi qui a été votée. Qu'ils avancent, qu'ils fassent leur part et je ferai la mienne.
Vous croyez au « nouveau monde du macronisme » ?
Il y a une énergie et une volonté de changer les choses. Emmanuel Macron incarne la fonction avec un idéal européen séduisant. Ce macronisme-là était le recours dans le contexte de 2017. Depuis, il y a évidemment des bémols. Le Parlement mérite d'être renforcé dans ses prérogatives et les représentants du peuple doivent, eux aussi, être traités avec plus de respect et d'humilité. La volonté de se séparer des corps intermédiaires est à mes yeux une erreur. Car c'est notamment par eux que l'on peut dissiper les tensions et dénouer les crises, on l'a vu sur celle des Bonnets rouges. L'histoire de la France est complexe. Le peuple veut un leader avec une hauteur de vue et en même temps une proximité permanente. Emmanuel Macron n'a répondu qu'à la première équation, mais il doit aujourd'hui travailler au rapprochement.
Revenons à votre parcours. Comment prend-on le costume d'un personnage comme Jean-Yves Le Drian ?
Il ne faut surtout pas l'imiter. C'est un monument de la Bretagne, on ne peut pas s'amuser à jouer au mini-monument quand on prend sa suite. Il a donc fallu que je reste naturel et, surtout, que je poursuive le projet pour lequel nous avions été élus en 2015. J'y ai mis ma sauce, ma manière d'être avec mon expérience de maire.
C'est quoi la « sauce » Loïg Chesnais-Girard justement ? Votre parcours est moins clinquant que le sien…
Avant d'être ministre, Jean-Yves était président de région. Avant cela, il a aussi été maire. La véritable recette, le dénominateur commun entre lui et moi, c'est d'emmener les hommes et les femmes. Je ne peux pas conduire tout seul le projet pour la Bretagne. Je dois donc être leader, au sens noble du terme. C'est-à-dire en agrégeant les compétences, les personnalités et les caractères au-delà des étiquettes politiques. C'est ce qui permet d'écrire une lettre ouverte au président de la République sur les enjeux bretons avant sa venue, signée de la totalité des présidents d'intercommunalités, de métropoles, de départements. C'est inédit, et cela montre l'intelligence des territoires qui savent dépasser leurs clivages sur les grands enjeux. C'est aussi d'assumer être un élu de terrain, un élu artisan, passionné de cette Bretagne si singulière et si diverse. C'est enfin essayer chaque jour d'être exemplaire dans la manière de faire de la politique, indispensable quand on est un adepte du temps long.
C'est difficile de passer après « ce monument ». Faut-il le faire oublier ?
Surtout pas. De par son nom, son image et son histoire, il suffit à cristalliser un réseau autour de lui. Je n'ai pas cette histoire. J'ai une amitié profonde pour Jean-Yves qui est aujourd'hui un homme d'État au service de la stabilisation du monde, et il m'a offert sa confiance. C'est précieux. Certains ont dit qu'il ne s'intéressait plus à la Bretagne, croyez bien que c'est faux. Il se passionne toujours, mais je suis le président de la région Bretagne aujourd'hui. Il ne m'appelle pas pour me dire que ça va ou que cela ne va pas. Entre lui et moi, il y a des débats ; sur la décentralisation, sur la manière de voir la politique aujourd'hui, sur le gouvernement. C'est une conversation passionnante, car il y a une différence de vie entre nous. Mon management régional ressemble à ce que je suis. C'est impossible de faire du Jean-Yves Le Drian.
Du « ni de droite ni de gauche » macronien, en somme.
En Bretagne, on a inventé le dépassement des clivages depuis bien longtemps. Ce n'est pas qu'un concept, le réseau breton est un fait. Il suffit de regarder les grands combats des dernières années qui ont vu toutes les couleurs politiques s'associer, sans se diluer. Les personnalités avec ou sans étiquettes qui travaillent à mes côtés ne se seraient sans doute pas choisies. Il y a des débats sur bien des sujets, mais si cela fonctionne, c'est parce que nous avons une vision commune et un projet pour le territoire, sur l'Europe, sur la décentralisation, sur la transition écologique, sur la solidarité dans une société de plus en plus compétitive. C'est la diversité qui donne l'impulsion.